Grottes et karsts de Chine... Sur les traces de Xu Xiake
Gebihe 89 Sommaire

Chapitre 2 : Le système de la rivière Gebihe (Ziyun, Guizhou)

Jean-Pierre Barbary, Jean Bottazzi, Bernard Collignon, Zhang Dachang, Richard Maire, Jean-Luc Moudoud et Chen Shicai

Résumé - Abstract - Zusammenfassung -: Le système souterrain de la Gebihe se situe au SW du Guizhou, dans le comté de Ziyun, sur le versant sud de la chaîne Miaoling (karst à pitons, ouvalas et poljés). Il se développe dans les calcaires et dolomies du Carbonifère et du Permien, et traverse en grotte-tunnel le flanc du synclinal de Jiaoma selon un tracé E-W. A la résurgence, le débit est de 4 à 5 m3/s à l'étiage et plus de 50 m3/s en crue de mousson (débit moyen estimé : 25 m3/s). Des grottes étagées anciennes ont été recoupées par l'érosion et témoignent de l'abaissement du niveau de base induit par la surrection au cours du Tertiaire. La partie connue mesure 12 km de développement et 418 m de dénivellation (445 m jusqu'à l'émergence). On distingue un réseau amont de 7,7 km comprenant les deux pertes : Dadong (porche haut de 116 m) et Gebong donnant accès à de grands lacs souterrains. Deux puits d'effondrement géants jalonnent le tracé : un puits de 370 m au début de Dadong et un puits de 210 m au milieu du plateau. Le réseau amont se termine sur deux siphons : l'un dans la galerie active, l'autre dans un vaste conduit évacuant le trop-plein de la rivière en crue (mise en charge de 50 m). Le réseau aval mesure 4,2 km de développement et a été exploré à partir de la résurgence. A 500 m de l'entrée, il donne accès à la salle des Miaos qui est actuellement la deuxième plus grande salle connue du globe après celle de Sarawak à Mulu (Malaisie). Elle mesure 700 m de long, 200 m de large et au moins 70 m de haut. En crue, elle est parcourue par le trop-plein de la rivière.

Mots-clés : grotte-tunnel, perte, karst à pitons, poljé, ouvalas, aven, salle, lac souterrain, résurgence, Gebihe, Ziyun, Guizhou.



INTRODUCTION

Notre unique objectif dans ce comté est l'exploration systématique de la rivière Gebihe que nous avions reconnue en 1988, ceci à la demande des autorités locales qui souhaitent installer un barrage hydroélectrique en aval du système. A cette époque, nous avions juste eu le temps de repérer la perte principale haute de 116 m, et la résurgence. Les résultats que nous avons obtenus en 1989 ont été au-delà de toutes nos espérances. Nous avons découvert un système qui, de part ses dimensions, sa beauté et son intérêt scientifique, deviendra probablement une référence en la matière. Douze kilomètres topographiés dans des galeries dont les dimensions défient l'imagination, l'une d'entre-elle mesure plus de 150 m de haut. La salle des Miaos dans la partie aval du système devient la deuxième plus grande salle de la planète avec ses 700 m de long, 215 m de large et sa hauteur moyenne supérieure à 70 m. La superficie approche les 120 000 m2 et son volume estimé est de l'ordre de 7 millions de m3.
 Mais outre cette avalanche de chiffres, la Gebihe est d'abord un site d'une exceptionnelle beauté, dans une région sauvage et encore préservée. Tout prêt de la résurgence, niché dans un porche fossile trois cent mètres au-dessus du canyon,  le village troglodyte de Chadong semble vivre hors du temps... (photo 10). (JPB)

PRÉSENTATION PHYSIQUE

Le secteur de la Gebihe est situé sur le versant sud de la chaîne Miaoling dont l'altitude moyenne des sommets est de 1500 m (fig. 9, p. 23). Le point culminant, le Leigong Shan (2179 m), se trouve 200 km à l'ENE. Cette chaîne E-W constitue la ligne de partage des eaux entre le bassin du Yangtse au nord et le bassin de la rivière des Perles au sud. Les cours d'eau s'écoulent dans des vallées larges et peu profondes. Plus bas, au niveau de la rupture de pente, elles deviennent plus étroites et plus profondes isolant ainsi de nombreuses unités karstiques.   Sur le bord des poljés se développent de nombreux réseaux karstiques horizontaux à plusieurs niveaux témoignant de l'abaissement du niveau de base au cours de la surrection tertiaire. Les bordures des unités karstiques dominant les gorges ont un relief de tours, cônes et ouvalas au fond desquels s'ouvrent de profonds gouffres.
* Contexte géologique : Cette région plissée dépend de l'unité géotectonique de la paraplateforme du Yangtse. Les affleurements carbonatés du comté de Ziyun vont du Carbonifère au Trias inférieur, mais la plupart des cavités, dont la Gebihe, se situent dans les calcaires et dolomies du Carbonifère et du Permien dont la puissance totale peut dépasser 1000-1200 m (fig. 30). Les roches imperméables  sont formées à la base par le Dévonien et au sommet par les dépôts clastiques du Trias moyen-supérieur. Des niveaux argileux sont présents dans le Permien de la zone de la Gebihe.
  Le plissement d'âge crétacé présente plusieurs orientations : NW-SE au sud et à l'ouest de Ziyun, N-S dans le secteur de la Gebihe (fig. 29, 32). Des formations rouges du Crétacé-Eocène subsistent dans un petit bassin localisé entre Ziyun et la Gebihe.
* Géomorphologie : Le paysage se compose de tours, cônes, dépressions et poljés. Zones alluviales et poljés représentent 34 % de la superficie du comté de Ziyun. Dans le secteur de la Gebihe, le sommet des pitons se situe vers 1300-1400 m et les vallées actives vers 930-950 m. La carte des dépressions de la zone nord de la Gebihe (fig. 34) montre une forte densité d'ouvalas multilobés, de chapelets de dépressions et de poljés dont le surcreusement karstique peut dépasser 100 à 150 m (ex : bassin de Shuohang). Localement des avens géants constituent des regards sur les circulations souterraines.
* Climat : A la station de Ziyun (fig. 31), le régime climatique est du même type que celui de Zhijin. La température moyenne est de 15,3°C (janvier/5,7°C, juillet/22,7°C). Il tombe en moyenne 1337 mm/an, concentrés sur les mois d'été (992 mm d'avril à aôut, soit 74% du total). L'amplitude pluviométrique va de 1 à 15 (janvier/15,7 mm, juin/241 mm). 

LE RÉSEAU DE LA GEBIHE

  Rivière Gebi
  Ziyun n° 89/23
  Amont : Z = 928 m (perte) Dév. = 7746 m  Dén. = - 418 m
  Aval : Z = 790 (résurg.) Dév. = 4150 m Dén. = + 100 m

La rivière principale (Gebihe) et son affluent (Shuitanghe) disparaissent sous terre à 930 m d'altitude pour résurger à 790 m. L'essentiel du cours souterrain est accessible et constitue le magnifique réseau décrit ci-dessous. Celui-ci présente deux parties : un réseau amont de 7,7 km formé par les deux pertes pérennes et un réseau aval de 4,2 km accessible par la résurgence. La jonction entre ces deux tronçons n'a pu être réalisée en raison de l'existence de siphons, l'un dans la galerie active, l'autre dans une galerie semi-active suspendue (fig. 33, 35). (BCo.)

Hydrogéologie : Le système souterrain de la Gebihe se situe à 20 km au SE de Ziyun, tout près du village de Gebong. Cette grotte-tunnel géante est formée par la perte de deux rivières de taille et d'origine différentes : la Gebihe et la Shuitanghe. Il traverse d'ouest en est le flanc occidental du synclinal de Jiaoma et résurge ensuite près de l'axe du synclinal, non loin d'une grande faille N-S exploitée par le cours aval de la Gebihe aérienne (fig. 32, 34).  Le réseau se développe d'abord dans les calcaires du Carbonifère (C1d, C2-3), puis dans  ceux du Permien inférieur (P1). Le pendage est de 27° avec une direction est. La Gebihe draine un vaste bassin de 2400 km2 dans des terrains sédimentaires allant du Dévonien au Trias. A la résurgence le débit moyen est de 25 m3/s environ avec un étiage supérieur à 5 m3/s. Compte tenu de l'amplitude des précipitations, le débit peut dépasser 50 à 100 m3/s en saison des pluies, ce qui expliquerait des mises en charge de plus de 50 m dans la partie intermédiaire du système.Celles-ci provoquent un refoulement des eaux jusqu'au niveau des pertes.
 Au nord de la Gebihe, le synclinal de Jiaoma (fig. 32) est drainé par de petites rivières souterraines dont l'une a été jaugée à 300 l/s à l'étiage. Elle rejoint probablement le système.
 Le faciès chimique des eaux est purement karstique, avec peu de sulfate (< 30 ppm), de chlorure (< 3 ppm) et de sodium (< 3 ppm). Le long du cours souterrain, la saturation des eaux augmente légèrement, les teneurs en HCO3 passant de 130 à 200 ppm et le TH de 7,2 à 9,2°H. Il n'y a pas de CO2 agressif.

A. LE RÉSEAU AMONT

Le réseau amont mesure 7746 m de développement pour 418 m de dénivelé jusqu'au siphon actif situé juste après le grand puits d'effondrement intermédiaire (fig. 35, point 3).

1. Les rivières Gebihe et Shuitanghe

La perte de la Gebihe (Dadong) débute par un lac de 270 m de long sous un magnifique porche en ogive de 116  m de haut pour 25 m de large. Au bout du lac, on passe sous un énorme puits haut de 370  m (infra) et large de 200 m qui traverse le plateau. Le débit à la perte est de 5,4 m3/s en mars. Après avoir franchi le chaos de blocs provenant du puits, la rivière se poursuit par une succession de grands lacs souterrains entrecoupés de petits rapides nécessitant des débarquements. Après une "étroiture" de 20 m x 15 m, on débouche dans une salle chaotique au bout de laquelle se trouve la confluence avec la rivière Shuitanghe.
 La perte de la rivière Shuitanghe, qui se situe près du village de Gebong, a un débit plus faible (1,2 m3/s en mars) et les galeries empruntées sont plus petites (10 m x 20 m). Le parcours est similaire à celui de la Gebihe. Il s'agit de longs lacs entrecoupés par de petits rapides formés par les énormes blocs tombés du plafond. Dans toute la galerie le courant d'air est très violent et s'inverse suivant la météo.
 A l'aval de la confluence, un lac de plus de 1000 m de long, nécessitant une navigation fastidieuse, s'étire dans une énorme galerie aux parois noirâtres plongeant dans l'eau glauque.  On débouche enfin à la base d'un aven géant qui rejoint le plateau, le puits central de 210 m. (infra 3).

2. Le puits de 370 m et les porches étagés

Après 1 heure de "grimpe", au départ par un petit sentier, puis à travers les herbes et la broussaille (attention aux glissades en cas de pluie!), nous arrivons à une superbe grotte-tunnel suspendue de 137 m de long, 70 m de large et 50 m de haut bien visible depuis le bas. Elle est à la cote + 226 m par rapport à la perte et débouche sur un effondrement de 200 m de diamètre qui correspond à la moitié supérieure d'un puits géant de 370 m. Nous sommes dominés par une haute falaise de plus de 150 m ; devant nous un canyon sauvage rempli d'une végétation dense, en bas le trou noir béant d'où l'on entend monter le bruit de la rivière. La descente commence par une pente inclinée de 40 m, suivie par un passage en vire de 20 m pour éviter les chutes de pierres. Un premier jet de 22 m plein vide mène à un grand palier ; nous longeons la paroi sur quelques mètres, puis la pente s'accentuant fortement, nous fractionnons une première fois.  Le deuxième fractionnement est installé au départ d'un tronçon de 40 m "plein gaz" qui domine de 170 m le lac d'entrée ; un petit noeud agrémente la descente. Nous arrivons de nouveau sur un énorme palier, la vue est fantastique : à l'amont le majestueux porche d'entrée de Dadong se reflète dans les eaux calmes du lac d'entrée, à l'aval la suite du réseau et sa galerie titanesque de 150 m de haut !  Nous traversons ce palier en marchant sur environ 130 m et  installons une nouvelle corde quinze mètres plus bas. Là, nous avons la surprise de trouver une mini-plateforme délabrée faite de bambous et de lianes. Elle servait autrefois pour rejoindre l'exploitation de nitrate située sur le gros palier. Les trois derniers fractionnements sont installés et nous prenons pied sur les blocs de la rivière. (JLM et JPB)

3. Le puits central d'effondrement et le fond

Depuis le camp de base de Gebong, 2 h de marche sont nécessaires pour rejoindre l'immense orifice du puits situé au coeur du karst à cônes et pitons. L'aven, large de 150 m, s'ouvre au fond d'un ancien ouvala présentant des terrasses cultivées dans sa première partie. Au bord, la végétation empêche d'apercevoir le fond d'où monte le grondement de la rivière. Voilà qui rappelle de vieux souvenirs "papouasiens" et les puits géants de Minyé et Naré. La descente s'effectue à l'extrémité de la paroi orientale, presque dans l'angle nord du puits. Après plusieurs relais sur arbres et trois fractionnements (quelques blocs instables), on débouche sur un porche noir haut de 25 m, pour prendre pied au sommet d'un puissant éboulis. Après une descente de 50 m dans une végétation de palmiers tendres et de hautes fougères, on atteint la rivière. La hauteur minimum du puits est de 210 m ; à l'aplomb de la rivière, la paroi surplombante atteint 270 m tandis qu'à 200 m de haut, dans l'angle ouest, une cheminée se perd dans l'obscurité.
 En haut du cône d'éboulis, à l'arrivée de la corde, une belle galerie fossile se développe pendant 200 m vers le nord, avant de buter sur un remplissage de calcite.
 Après s'être frayée un chemin à travers les blocs qui occupent la base du puits, la rivière disparaît à nouveau dans une galerie impressionnante large de 60 m. Finis les longs lacs calmes, la pente s'accentue et la roche est burinée par une quantité de petites marmites suspendues. Au-dessous, c'est un véritable torrent qui écume et tourbillonne dans de grosses marmites. Malheureusement celui-ci finit sa course dans un siphon encombré de troncs d'arbres à  la cote - 418 m. Un peu en arrière, en rive gauche, une énorme galerie sert de trop-plein de crue ; 1 km plus loin, un siphon suspendu interdit l'accès au réseau aval (d'après topographie fig. 35).
Pendant les crues d'été, c'est plus de 50 m3/s qui doivent se précipiter vers le siphon aval de telle sorte que celui-ci n'arrive plus à absorber la totalité du débit. A ce moment, la galerie aval s'ennoie et l'eau remonte de 20 m dans le puits comme en témoignent les dépôts sablo-limoneux sur les flancs de l'éboulis. On peut donc estimer la mise en charge à plus de 50 m depuis le siphon.  (RM et JB)

Impressions...
Approche du grand puits. Tout près de notre objectif, je suis subjuguée par la majesté qui se dégage du lieu. Nous arrivons par la partie la plus basse, et face à nous, de grands pans de falaise blanche s'élèvent creusés par des excavations plus ou moins sombres. Bien qu'assourdi, le grondement de la rivière nous parvient déjà. Richard commence à équiper une main courante le long de la pente d'accès déjà raide pendant que Claude et moi tirons la topo; au milieu des grandes herbes, ce n'est pas si facile ! A l'aplomb du dernier à-pic, Richard équipe la corde sur un tronc, mais il sera le seul à descendre pour aujourd'hui en reconnaissance rapide car il nous reste peu de temps. De mon point d'observation, je me remplis les yeux du spectacle offert au-dessous de moi : de grandes feuilles forment la forêt restée intacte dans sa sauvagerie. Certaines ressemblent à des feuilles de nénuphar géantes, et les bananiers étalent leurs panaches en étoiles. Tout en bas je peux distinguer la rivière surgissant d'un tunnel à droite pour courir entre les énormes blocs, vestiges de l'ancien éboulis, et s'engouffrer à nouveau dans le porche de gauche. Il y a près de 300 m entre le point le plus haut et la rivière et j'ai beaucoup de mal à me représenter la grotte telle qu'elle était avant : une immense salle fermée !..  (PB)

B. LE RÉSEAU AVAL

La marche d'approche jusqu'à la résurgence est très belle :  depuis la perte, quatre heures à cheminer entre les pitons et les ouvalas, les hameaux et les champs de maïs. La descente vers la vallée où résurge la rivière comporte la traversée d'un énorme porche sec, relique d'un ancien fleuve souterrain qui passait au moins 250 m plus haut que le cours actuel.

1. La résurgence

Le porche de la résurgence est impressionnant : 40 m de large et 50 m de haut. Il s'agit probablement d'une ancienne salle alternativement remblayée - on trouve des remplissages bréchiques presque jusqu'à son sommet - et recreusée en régime noyé comme le montrent les nombreuses coupoles recoupant la roche ou les brèches. Actuellement, son sol est surcreusé suite à l'incision du canyon situé en aval de la grotte.
 Le lac d'entrée est entrecoupé de deux rapides qu'il était un peu difficile de remonter en novembre, en saison sèche. On imagine le torrent impétueux qui doit jaillir ici pendant la saison des pluies, rendant toute incursion sous terre hasardeuse. Le second de ces rapides se trouve à 300 m de l'entrée, immédiatement à l'aval de l'endroit où les eaux apparaissent, entre les éboulis du bas de la grande salle (point 8) (fig. 35).

2. La salle des Miaos

(fig. 36)
A cet endroit précis débute l'une des plus grandes cavernes de la planète. Les qualificatifs habituels (énorme, titanesque, dantesque, dément...) sont impuissants à rendre l'impression d'immensité de ce paysage souterrain. Qu'on en juge : 700 m de long sur 215 m de large, soit 12 hectares de superficie et un volume compris entre 7 et 10 millions de m3, soit 2 à 3 fois celui de la salle de la Verna dans le gouffre de la Pierre Saint-Martin. Par sa taille,  c'est actuellement le second vide souterrain connu sur Terre après la salle Sarawak, dans le karst de Mulu, au nord de l'île de Bornéo. Nous n'en avons perçu l'étendue que quand l'équipe s'est dispersée pour chercher une paroi à suivre, tant il est vrai que sous terre, le spéléologue aime "coller" à quelque chose de ferme.
 Le plancher est recouvert d'énormes blocs arrondis de 2 à 5 m de haut. Les parois sont le plus souvent recouvertes d'énormes coulées stalagmitiques et de gours sur 20 à 60 m de haut. La voûte est difficile à distinguer, mais elle semble dessiner deux vastes cloches d'effondrement qui atteignent vraisemblablement plus de 100 m de haut, séparées par un ensellement qui ne ferait "que" 70 m de haut.
 Cette salle s'est formée le long du trajet principal de la rivière, par effondrements successifs dans le cours actif dont le tracé ne semble pas avoir beaucoup changé au cours des siècles. L'écoulement d'étiage (5 m3/s) se fait sous quelques dizaines de mètres de blocs et on ne perçoit son murmure qu'en quelques endroits. Une circulation d'étiage au moins partielle par d'autres conduits que cette salle n'est pas exclue, puisque la perte se situe loin en amont de la salle elle-même (point 6).
 Par contre, pendant les crues, le niveau de l'eau monte suffisamment (80 m) pour déboucher au point haut en amont de la salle (point 7). Celle-ci est alors traversée par un torrent impétueux (la dénivellation de la salle dépasse 100 m) qui a poli les blocs rocheux. Le spectacle d'un fleuve souterrain cascadant sur ces rochers doit être assez impressionnant, mais il ne ferait pas bon traîner sous terre à cette saison.
 Par petite crue, le niveau de l'eau monte dans la zone siphonnante (points 4 et 5) et s'écoule dans les pertes de crues (point 6). Les troncs de 10 m abandonnés indiquent la violence du courant. Le trop-plein du torrent se fait dans une rampe de gros graviers (entre les points 6 et 7) qui tapissent le sol d'une galerie de 5 m de diamètre.
 Quand on monte du centre de la salle vers ses parois, l'aspect des blocs change radicalement. Au centre, ce sont des rochers polis, usés par l'érosion, luisants comme les parois d'un canyon. En montant, ils laissent peu à peu place à des roches sèches et rugueuses, couvertes de microconcrétions à patine noire. L'atmosphère elle-même semble évoluer et donne une fausse impression de chaleur quand on monte. En réalité, il fait approximativement 18°C dans toute la salle, soit une température plus forte que la moyenne annuelle de la région. Cette anomalie (positive d'environ 4°C) est certainement liée à l'énorme apport calorifique des crues estivales.
 Comme l'atmosphère est un peu sèche et qu'il y a peu de matière organique, les parties hautes de la salle sont dépourvues de faune. Par contre, les zones siphonnantes  et les pertes encombrées de bois recèlent une faune assez riche : poissons (peu pigmentés mais bien oculés), diplopodes, criquets, araignées, collemboles...
 Quelques énormes stalagmites se lancent à l'assaut des voûtes de la grande salle. L'une d'entre elle atteint 38 m de haut et pourtant il lui faudra encore doubler de taille pour atteindre le plafond ! Ces concrétions énormes donnent une idée du grand âge de la salle, mais il n'est pas encore né celui qui pourra les dater en prélèvant une carotte dans leur coeur ! En amont de la salle (point 7) se développe une grande galerie très droite, au sol tapissé d'argile de décantation. Elle descend en pente douce jusqu'à un siphon (point 5) qui est le frère jumeau de celui qui termine le réseau amont (point 4) (fig. 35). D'après les levés topographiques, il n'y a là que quelques centaines de mètres à plonger pour réunir ces deux fabuleux réseaux. (BCo)

3. L'affluent aval

Un gros affluent rejoint le cours principal à 200 m en amont de la résurgence d'étiage (fig. 35). Cet affluent a été remonté jusqu'à un joli siphon qui serait plongeable. Son débit est important, de l'ordre du m3/s, et la confluence des deux écoulements a dû favoriser la formation de la partie aval de la grande salle. Les crues doivent y être moins importantes, peut-être parce que son bassin-versant est en grande partie constitué de roches karstiques, alors que celui du cours principal est en majorité formé de roches peu perméables, favorisant un ruissellement rapide des eaux de pluies. L'affluent correspondrait peut-être à la perte située à 3 km au NE de la grande résurgence (bassin-versant de 20 km2). Le cours de cet affluent est de plus en plus surcreusé vers l'aval, et nous l'avons abandonné alors qu'il s'enfonçait dans un canyon souterrain étroit et peu engageant. Par contre, de belles galeries bien concrétionnées se développent en voûte et communiquent avec la grande salle. Elles constituent un petit labyrinthe où nous avons réussi à nous perdre ! (BCo.)


Karstologia Mémoires N° 4 Année 1991 GEBIHE 89 - ISSN : 0751-7628