Grottes et karsts de Chine... Sur les traces de Xu Xiake
Gebihe 89 Sommaire

Chapitre 8 : ÉTUDES HYDROCHIMIQUES ET BACTÉRIOLOGIQUES


Résumé -Abstract -Zusammenfassung -: Au cours de l'expédition, nous avons étudié systématiquement la composition des eaux souterraines et son évolution le long des grandes rivières qui constituent le trait marquant de l'hydrogéologie régionale. Comme il s'agit d'aquifères calcaires, la plupart des eaux sont bicarbonatées calciques, avec peu de chlorures ou de sulfates. Lors de l'expédition (en saison sèche), toutes les eaux étaient sursaturées par rapport à la calcite et donc sans pouvoir corrosif. Elles contenaient très peu de CO2 dissous, tout comme l'atmosphère souterraine avec laquelle elles étaient en équilibre. Les charges en nitrates sont moyennes, plus faibles que ce que nous attendions dans des régions aussi densément peuplées. Il faut voir là le résultat d'une agriculture très économe en fertilisants. Les seules eaux atypiques sont celles qui proviennent des couches charbonneuses du Permien détritique. Elles ont une composition exceptionnelle : très acides, sulfatées, avec beaucoup de fer et de manganèse. Au contact de l'encaissant calcaire, elles sont rapidement neutralisées.
Le deuxième aspect de notre travail a été l'étude de la qualité bactériologique des eaux. Comme nous l'attendions, la  pollution bactériologique des grandes rivières souterraines est très importante. Plus grave encore et contre toute attente, la situation s'est révélée très préoccupante pour les petites sources karstiques qui sont aussi fortement contaminées.

Mots-clés : karst, hydrochimie, bactériologie, pollution, qualité de l'eau, nitrate, sulfure, charbon, Chine.



I. SYNTHESE DE L'ETUDE HYDROCHIMIQUE

Bernard Collignon et JIN Yuzhang

Au cours de l'expédition GEBIHE 89, nous avons procédé à 140 analyses d'eau. Les objectifs de ce gros travail de terrain ont été les suivants :

1) établir les principales caractéristiques chimiques des eaux de quelques karsts chinois, et cela pour différents étages géologiques ; une attention particulière a été portée aux grandes rivières souterraines qui, par leur grande taille, constituent la principale originalité de ces karsts.

2) évaluer l'impact des activités humaines sur la qualité chimique de ces eaux ; c'est un problème crucial dans des régions rurales aussi peuplées.

3) mesurer la charge carbonatée des eaux ?un paramètre important de la vitesse de karstification ?et leur état de saturation par rapport à la calcite, ce qui a des conséquences directes sur la formation des grottes et des concrétionnements.

4) étudier des eaux associées à d'éventuelles concrétions exceptionnelles.

5) comparer les méthodes analytiques de terrain des équipes françaises et chinoises.

A. PRESENTATION DES METHODES ANALYTIQUES

Nos analyses représentent surtout les grandes rivières souterraines et extérieures visitées dans les karsts subtropicaux du Sud et du  Centre de la Chine. On a également échantillonné des sources karstiques (20 % des échantillons), des lacs souterrains (4 %), l'eau s'écoulant des concrétions (6 %), l'eau des mines de charbon, enfin l'eau de condensation souterraine.

* Sur le terrain : Nous avons essayé d'obtenir le plus de données possibles par mesure directe afin d'interpréter sur place les phénomènes et pour réduire le poids des échantillons transportés pendant deux mois. Le Pr Jin mesurait le pH, la température, la salinité (conductimètre HACH 44600), le CO2 dissous, Ca, Mg (titrimètre HACH 16900). Elle prenait deux échantillons d'eau (pure et additionnée de poudre de marbre pour en mesurer l'agressivité). B. Collignon mesurait le pH, la température et dosait Cl, CO2 et HCO3 (titrage avec AgNO3, NaOH et H2SO4). Un petit échantillon était alors conservé pour le laboratoire, après acidification pour maintenir en solution Ca, Mg, Fe, Mn.

* Au laboratoire : Le Pr Jin a mesuré le CO2 agressif (essai au marbre), Cl et HCO3 (par titrage) dans un petit laboratoire transporté durant l'expédition et installé dans chaque hôtel. B. Collignon a étudié les échantillons acidifiés au Laboratoire d'hydrogéologie de la faculté des sciences d'Avignon (grâce à l'amabilité du Pr Blavoux qui nous a également prodigué de nombreux conseils). Ca, Mg, Na, K, Fe, Mn ont été dosés par absorption atomique (avec une flamme air-acétylène) et NO3 et SO4 par chromatographie ionique.

B. FACIES CHIMIQUE DES EAUX DU KARST CHINOIS

On trouvera en annexe du chapitre deux tableaux (n°13, n°14) rassemblant les résultats physico-chimiques.

1. Un faciès bicarbonaté calcique
A l'exception des eaux provenant des mines de charbon, la majorité des eaux analysées ont un faciès bicarbonaté calcique, typique des aquifères en roche calcaire. Pour 70 % des eaux, les bicarbonates représentent plus de 75 % des anions (exprimés en termes de quantité en réaction) et le calcium, plus de 80 % des anions. L'état de saturation par rapport à la calcite est étudié ci-dessous.

2. Magnésium, chlorure, sodium et potassium
Le magnésium est nettement moins abondant que le calcium ; seuls 10 % des échantillons en contiennent plus de 20 %. Les dolomies ne représentent donc qu'une faible part des roches karstifiées étudiées. Le rapport Ca/Mg est généralement compris entre 4 et 7.
Toutes les eaux sont assez pauvres en chlorures, sodium et potassium. A cette distance de la mer, entre 500 et 1100 km, les apports de NaCl par les précipitations sont négligeables. De plus, les roches carbonatées en contiennent très peu. Seuls quelques lits d'évaporites, dans les séries du Permien, permettent l'augmentation locale des teneurs (ex : échantillons BC 12?13?14).

3. Dioxyde de carbone (CO2) et pH
Toutes les eaux karstiques sont très pauvres en CO2 dissous et ont des pH relativement élevés (7,5 à 8,5). En effet, les cavités traversées par les rivières (grottes-tunnels) ont une atmosphère très pauvre en CO2. Toutes les analyses d'air souterrain indiquent des teneurs comprises entre 0,02 et 0,04 % de CO2, soit à peine plus qu'à l'extérieur. Des concentrations identiques ont été mesurées dans le Guizhou lors de l'expédition franco-chinoise de 1986 et dans le Hubei par l'expédition sino-belge (EK et al., 1989).
Trois raisons expliquent ces faibles teneurs :
- beaucoup de cavités sont larges et bien aérées (thermoventilation) ;
- les analyses ont été réalisées en saison froide, alors que l'activité biologique du sol était très ralentie, d'où la faible production de CO2 ;
- la plus grande partie du karst est cultivée et donc dépourvue de végétation en automne après les récoltes.

4. Les nitrates (fig. 91)
Les nitrates constituent la forme de pollution chimique des eaux souterraines la plus largement répandue en Europe. Il est donc intéressant de savoir ce qu'il en est dans un pays assez peu industrialisé et à forte population rurale. Car c'est l'homme qui apporte au karst l'essentiel des nitrates : par les engrais azotés, le fumier, les rejets urbains ou industriels.
 Les eaux échantillonnées contiennent généralement de 2 à 20 mg/l de NO3. C'est à la fois beaucoup et peu. C'est beaucoup si on les compare à celles des karsts européens  de même altitude (1300-1800 m), où les eaux en renferment moins de 2 mg/l. Mais les montagnes européennes, au-dessus de 1000-1200 m, sont peu peuplées avec moins de 5 hb/km2. On aurait donc pu craindre de trouver en Chine de très fortes teneurs en nitrates, supérieures aux normes de potabilité de l'OMS (50 mg/l), comme cela se voit dans certains endroits du Gers, du Poitou ou du Nord de la France.
En pratique, les teneurs sont plus faibles, car l'emploi des engrais chimiques est très limité. Quant aux engrais organiques, comme le fumier, le lisier animal ou humain, ils sont utilisés de manière parcimonieuse. Ainsi, presque tout le potentiel fertilisant est utilisé par les plantes ; seule une très faible partie est lessivée par les pluies et rejetée dans les eaux souterraines. Il est d'ailleurs impressionnant de voir un paysan chinois apporter à chacun de ses choux une petite louche de lisier, sans en perdre la moindre goutte !
 Malgré la forte densité de population rurale, les eaux karstiques échappent ainsi largement à la pollution par les nitrates. Il en sera autrement le jour où les engrais chimiques viendront remplacer cette gestion stricte et économique du fumier.
 On peut pousser l'analyse des résultats un peu plus loin, en discriminant trois catégories d'eaux souterraines : les grandes rivières qui traversent le karst, les émergences purement karstiques et les eaux de concentration.

1) Les grandes rivières drainent des bassins d'alimentation variés, où les calcaires côtoient des roches détritiques. Elles contiennent peu de nitrates : 15 % des échantillons seulement renferment plus de 6 mg/l de NO3. (photo 26).

2) Les sources karstiques en détiennent sensiblement plus : 53 % des échantillons ont des teneurs supérieures à 6 mg/l.
Le transfert des nitrates vers les eaux souterraines s'y fait donc plus efficacement que sur d'autres types de roches. Cependant, les concentrations demeurent modérées, avec une valeur maximale de 16 mg/l.

3) Le troisième groupe rassemble les eaux qui ont subi une concentration, notamment par évaporation : eaux de condensation, de gours, de suintement des fistuleuses. Elles sont encore plus chargées et c'est dans cette famille que l'on trouve les trois échantillons les plus nitratés (BC 8, 9 et 43).
5. Les sulfates (fig. 92)
Distinguons les mesures effectuées dans les petites mines de charbon, riches en sulfures, et celles faites dans les eaux karstiques.

* Dans les mines de charbon : Le grand système hydrogéologique de Santang (Zhijin/Guizhou) se développe dans un synclinal dont le coeur est carbonaté, mais dont les marges sont formées par des séries détritiques permiennes, riches en charbon et sulfures métalliques. Les sources qui jaillissent des grès et des mines de charbon ont un chimisme exceptionnel. Très acides, elles contiennent beaucoup de fer et de sulfates. Ceci résulte de l'attaque de minéraux sulfurés (pyrite), avec oxydation des sulfures en sulfates. C'est à ce phénomène que sont dues les très fortes concentrations en fer, manganèse et sulfates des échantillons BC 2, 4, 10, 12, 13, 14.

* Dans les eaux karstiques : Les eaux des karsts chinois étudiés sont relativement riches en sulfates. Elles en possèdent pratiquement toutes plus de 10 mg/l et 60 % des échantillons en contiennent plus de 20 mg/l. Ces sulfates ne sont pas apportés par les aérosols marins car l'océan est beaucoup trop loin. Deux origines sont probables, et leurs effets se cumulent : les sulfates et sulfures contenus dans la roche et le dioxyde de soufre apporté par les pluies. Dans ce dernier cas, notons que l'atmosphère est très chargée en SO2 à cause de la combustion du charbon qui constitue, et de loin, la principale énergie pour le chauffage et la cuisine.

 D'après le faciès des eaux, on constate que le gypse et les sulfures sont abondants dans les séries détritiques du Permien, et moins abondants dans le Trias carbonaté. Ils semblent rares dans les séries du Cambrien. Dans le comté de Wufeng (Hubei), la base de l'Ordovicien est relativement riche en pyrite, d'où l'existence de remarquables concrétions de gypse dans les grottes de Dadong et de Longdong (chap. 5).

6. Fer et manganèse (fig. 93)
Les eaux issues du Permien détritique sont exceptionnellement riches en fer et en manganèse. La forte acidité des eaux leur permet de conserver en solution jusqu'à 165 mg/l de fer et 7 mg/l de manganèse. Mais il ne s'agit pas d'eaux d'origine karstique.
Les eaux typiquement karstiques renferment beaucoup moins de fer et de manganèse. Néanmoins, les teneurs sont sensiblement plus fortes que celles que l'on rencontre en Europe ; 20 % des échantillons contiennent de 1 à 4 mg/l de fer. Cela est dû à l'existence d'affleurements de roches détritiques dans presque tous les bassins-versants.

C. FACIES CHIMIQUE ET NATURE GEOLOGIQUE DES AQUIFERES

Sur le tableau 11, on a représenté la composition des eaux échantillonnées selon la position stratigraphique des aquifères. Le diagramme de Piper (fig. 94) sépare également les eaux selon le même critère. On voit que l'analyse chimique discrimine complètement les eaux du Cambrien (bicarbonatées calciques ; Ca/Mg moyen = 6,6) et celles du Permien (plus riches en sulfates et en magnésium ; Ca/Mg moyen = 4,7).
Le Cambrien est donc représenté par des calcaires assez purs, alors qu'il existe d'abondantes dolomies cambriennes dans d'autres régions (ZHANG, 1989). Par contre, au niveau du Permien, ces calcaires sont associés à des formations détritiques et évaporitiques, riches en soufre, fer, manganèse et aussi magnésium. Quant aux aquifères triasiques, leurs eaux ont un faciès intermédiaire entre celui des eaux du Permien et du Cambrien, avec plus de magnésium et de sulfates que ces dernières. Cela signifie que dans les zones étudiées, les niveaux de Trias sont plus riches en gypse et en dolomie que ceux du Cambrien, sans que les évaporites y atteignent la puissance et l'extension que l'on trouve dans le Trias européen ou méditerranéen.

D. SATURATION DES EAUX ET TAUX D'ABLATION SPECIFIQUE

1. Deux catégories d'eaux

* Les eaux sous-saturées non karstiques : Les eaux du synclinal de Santang (Zhijin) ont acquis au contact des dépôts détritiques et charbonneux une acidité exceptionnelle. Ces eaux sont donc très agressives avec un pH compris entre 2,8 et 3,2  (échantillons BC 12, 13, 14 et PJ 14, 20). Dès qu'elles pénètrent dans les affleurements calcaires, les eaux sont neutralisées par attaque de la roche ; le pH augmente rapidement et atteint déjà 6,5 après 500 m de ruissellement sur les calcaires. Le fer précipite sous forme d'oxydes, d'hydroxydes et de carbonates, tapissant le fond du lit de la rivière d'une couche gélatineuse rousse peu appétissante !

* Les eaux saturées et sursaturées des rivières karstiques : Toutes les eaux sont à l'état de saturation par rapport à la calcite. Selon les méthodes de ROQUES et BAKALOWICZ, le delta pH, qui exprime la différence entre le pH mesuré et le pH d'équilibre, est compris entre 0,15 et 0,75 selon les stations. Tous ces échantillons correspondent à des rivières souterraines importantes (il s'agit de drains principaux, à l'exception de l'échantillon BC 82).
 A l'étiage, les grandes rivières souterraines charrient des eaux sursaturées par rapport à la calcite et n'ont donc aucun pouvoir corrosif. Ceci peut s'expliquer par la relative lenteur des écoulements, qui permet aux eaux d'atteindre l'équilibre avec la roche au niveau du sol, au contact d'une atmosphère un peu plus riche en CO2 que celle des grottes.
 En crue, par contre, une partie au moins de ces rivières doit charrier des eaux agressives. En effet, comment expliquer autrement les énormes volumes excavés et l'absence de barrage de calcite ?

* Evolution de la composition chimique des eaux en aval des mines de charbon : Nous avons vu ci-dessus que les eaux qui coulent sur les affleurements de Permien à Santang (Zhijin) sont très acides, ce qui leur permet de garder en solution de fortes quantités de fer et de manganèse. On constate que cette minéralisation évolue très rapidement dès que les eaux entrent en contact avec les calcaires. Elles sont neutralisées et tendent vers un faciès karstique classique (fig. 95).

2. Le taux d'ablation spécifique

Le taux d'ablation spécifique (dissolution spécifique) correspond à la vitesse d'érosion totale, superficielle et souterraine, à l'échelle du massif. Il est délicat de l'estimer à partir des seules mesures d'étiage, alors que les eaux de crue sont vraisemblablement moins minéralisées. Nous ne donnerons qu'un ordre de grandeur. Par exemple pour :
- une pluviométrie de 1400 mm/an ;
- une lame d'eau infiltrée de 800 mm/an représentant un taux d'écoulement de 57 % ;
- une minéralisation de 50 mg/l de calcium ;
le taux d'ablation spécifique serait de 40 mm/millénaire soit de  40 m3/km2/an.
  A l'exception de la rivière de Santang (supra), on ne constate pas d'évolution simple et claire de l'état de saturation des eaux, de l'amont vers l'aval. Dans les deux rivières où nous avons échelonné les prélèvements d'amont en aval, les delta pH varient de 0,1 à 0,3 unité d'une station à l'autre, sans tendance générale.

 Les eaux sursaturées n'ont pas pour autant de très fortes charges en bicarbonates ou en calcium. En pratique, elles sont plus pauvres en CO2, HCO3 et Ca que celles des karsts méditerranéens par exemple. Mais elles sont quand même sursaturées, en contact avec une atmosphère souterraine aussi pauvre en CO2 que l'atmosphère extérieure.

E. REMARQUE SUR LES EAUX DE CONDENSATION

L'échantillon BC 43 est particulier. Il s'agit d'une eau de condensation recueillie goutte à goutte dans une coupole de corrosion localisée à l'entrée de la grotte-résurgence de Longwandong (Wuxi/Sichuan).  Elle est très riche en nitrates, en calcium et probablement en chlorures. En revanche, sa teneur en sulfates n'est pas très forte. Un tel échantillon est indicatif des gaz et poussières de l'atmosphère. Nous pensions y trouver beaucoup de sulfates, car les paysans chinois se chauffent et font la cuisine avec du charbon riche en soufre qui dégage de très irritantes fumées. Celles-ci sont riches en dioxyde de souffre (SO2), le gaz responsable des pluies acides dans les régions industrielles du monde entier.
 Par contre, l'échantillon 38 prélevé dans une grotte correspond à de la condensation interne ; il ne montre aucune particularité chimique.

II. ETUDE DE LA QUALITE BACTERIOLOGIQUE DES EAUX KARSTIQUES

Bernard Collignon

A. ECHANTILLONNAGE ET METHODES ANALYTIQUES

* Echantillonnage : Nous nous sommes surtout intéressés aux grandes rivières souterraines qui constituent la principale ressource en eau de ces régions (Gebihe, Dadong, Daxiaocaokou). C'est là qu'ont été réalisées les principales explorations en 1989. Dans ces rivières, on a prélevé plusieurs échantillons, échelonnés le long de l'écoulement, pour apprécier l'évolution de la contamination lors du transit souterrain. Pour disposer de points de comparaison, on a également échantillonné quelques points d'eaux susceptibles d'être moins pollués : gours, petites sources, eaux d'infiltration.

* Méthodes analytiques : Pour déterminer si une eau est biologiquement polluée, on utilise comme indicateur la présence de bactéries coliformes. Ces germes ne sont pas directement pathogènes, mais ils constituent un très bon indicateur de pollution fécale, car ils font partie de la flore intestinale des mammifères. La plupart des maladies liées à l'eau (dysenterie, choléra, typhoïde, poliomyélite, hépatite, parasitoses) sont en effet directement causées par la contamination d'origine fécale des eaux de boisson.
 Pour les besoins de l'analyse, un certain volume d'eau est filtré à travers une membrane poreuse (0,5 micron) qui retient les bactéries. Cette membrane est mise en contact avec un milieu nutritif et mise en culture pendant 24 heures à 35 °C. Chaque bactérie donne naissance à une colonie de millions d'individus, visible à l'oeil nu. On procède alors au dénombrement des colonies.
 Pour les besoins de l'expédition (peu d'encombrement, peu de poids), nous avons utilisé des échantillonneurs complets de 1 ml (filtre + milieu de culture) fabriqués par la société MILLIPORE (milieu TERGITOL TTC). Les échantillons sont placés dans une enceinte isolée (boîte en polystyrène expansé), périodiquement rechargée d'eau à 35°C. La température ainsi obtenue oscille entre 35 et 30°C. Un test préliminaire de la méthode, effectué par le laboratoire des eaux ANJOU-RECHERCHE, a montré que de telles oscillations influent peu sur le résultat final.

B. RESULTATS

Sur le tableau 12 et la figure 96, on constate que la majorité des eaux échantillonnées présentent de forts taux de contamination (de 1 à 22 coliformes pour 1 ml dans 2/3 des échantillons). Elles seraient en grande majorité considérées comme non potables selon les normes internationales (l'OMS fixe la norme à 0 coliforme fécal - thermotolérant - et 2 ou 3 coliformes au total et occasionnellement pour un échantillon de 100 ml).
Si cette forte pollution biologique n'est pas vraiment une surprise pour les grandes rivières souterraines, elle est plus inquiétante (et un peu déroutante) en ce qui concerne les petites sources où nous espérions trouver des eaux moins contaminées en raison d'un long séjour souterrain.
Quant aux rivières de surface, elles présentent des taux de contamination énormes, soit de 50 à 200 fois plus que les normes admises dans les pires conditions d'hygiène publique : celles des camps de réfugiés. De plus, on n'observe pas de diminution sensible de la contamination au cours du transit souterrain.

C. CONCLUSIONS

1. la méthode employée

Elle est bien adaptée aux conditions d'une telle expédition, où chaque gramme est compté. Le matériel pèse moins de 1 kg et s'est révélé suffisamment robuste. Sa manipulation est aisée, même sous terre, et ne demande aucune formation particulière.  C'est donc une méthode expérimentale fiable, tout en restant à la portée des spéléologues de terrain.
La précision des résultats est cependant limitée :
- par le volume échantillonné (1 ml), insuffisant pour les eaux de relativement bonne qualité (le résultat de 0 coliforme dans un échantillon de 1 ml peut correspondre à  des eaux sans coliformes, mais aussi à des eaux où un échantillon de 100 ml en contiendrait plusieurs dizaines) ;
- par le contrôle insuffisant de la température d'incubation, qui permet le développement de tas de germes parasites, qui rendent plus difficile la lecture des filtres.
Pour ces deux raisons, nous envisageons à l'avenir d'emporter un matériel de filtration plus complet, permettant de traiter de 10 à 100 ml d'eau et un petit dispositif de régulation de température pour l'incubateur. L'ensemble pèse alors environ 2 kg.

2. Les taux de contamination observés

Les régions rurales visitées sont très peuplées. La densité y est comparable à celle des régions les plus peuplées d'Europe (300 hb/km2), ce qui est exceptionnel pour un contexte hydrogéologique de ce genre, très vulnérable à la pollution bactérienne (d'habitude, les régions karstiques sont peu peuplées). Dans ces conditions, un fort taux de pollution fécale est compréhensible.
 Par contre, on aurait pu attendre des valeurs plus faibles, du fait que la plupart des matières fécales ne sont pas rejetées directement dans les eaux superficielles, comme cela se pratique encore trop souvent en Europe. En Chine, ces substances riches en azote sont soigneusement recupérées pour être utilisées comme engrais.
 En suivant le cours des grandes rivières souterraines, on ne constate pas de nette diminution du taux de contamination, comme cela se voit souvent pour les eaux superficielles, dès que l'on s'éloigne de la source de pollution. Les rivières que nous avons suivies ont des transits souterrains trop rapides (quelques heures ou quelques jours) pour que l'auto-épuration (par oxydation) soit efficace. D'ailleurs, la grande taille de ces rivières elle-même constitue un facteur défavorable pour l'oxydation, puisqu'elle signifie que le rapport surface au contact de l'air/volume est faible. Quant au transit souterrain, il soustrait ces eaux à l'action bactéricide des rayons ultra-violets du soleil.
 Dernier facteur aggravant, la présence de grosses colonies de chauves-souris qui rechargent l'eau en matière organique et fécale tout au long de son cours. (photo 28).

3. Conséquence pour l'hygiène de l'eau

Avons-nous été pour autant très malades ? Avons-nous souffert des sempiternelles "chiasses" qui clouent au lit les expéditions spéléologiques dans les pays tropicaux ? Non, car il existe en Chine une pratique traditionnelle très efficace pour stériliser l'eau de boisson : elle est systématiquement bouillie et conservée à haute température dans des bouteilles thermos. C'est une mesure de prophylaxie indispensable. Nous l'avons souvent doublée d'une bonne chloration de l'eau conservée dans les gourdes.


Karstologia Mémoires N° 4 Année 1991 GEBIHE 89 - ISSN : 0751-7628