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Donghe 92 Sommaire

Chapitre 9 : Évolution morphologique des karsts du Hubei


Richard MAIRE, Simon POMEL et ZHANG Shouyue

Résumé - Abstract - Zusammenfassung - : La genèse des karsts tropicaux chinois est complexe en raison de l'ancienneté de l'évolution et de la multiplicité des paramètres. Les karsts les plus évolutifs réunissent un fort potentiel hydraulique, un couvert végétal et pédologique continu (CO2 biogénique et acides organiques) et de fortes précipitations. Ces conditions sont réalisées dans les montagnes équatoriales humides. Il ressort donc que les paramètres bioclimatiques et tectoniques sont fondamentaux et intimement liés. Les karsts de Chine centrale et méridionale appartiennent à d'anciennes plates-formes carbonatée du Primaire et du début du secondaire (Trias) qui ont été émergées à la fin du Trias et au début du Jurassique. Elles ont subi depuis 200 millions d'années une évolution à l'air libre à la suite de plusieurs cycles orogéniques séparées par de longues périodes d'aplanissement chimique caractérisée une altération cryptokarstique et karstique pouvant aboutir à l'arasement complet des reliefs (stade de pénéplaine karstique). Ces stades de pénéplaines ont dû se réaliser partiellement ou totalement au cours du Jurassique et du Crétacé entre les phases tectoniques de Yanshan I (Jurassique), II (Crétacé) et III (fin Crétacé-Eocène). Le cycle orogénique himalayen, commencé à l'Oligo-Miocène par une puissante épirogenèse, se poursuit encore de nos jours. Le rôle du fluvio-karst (avec surimposition à partir d'une couverture) et le passage du karst à cônes aux karsts à pitons et plaines de corrosion est analysé. Le façonnement d'un karst à cônes à partir de l'érosion d'une couverture de flysch du Silurien est vérifié à Wufeng. Le stade fluvio-karstique est très fréquent dans les karsts tropicaux de Chine et a été souligné par de nombreux auteurs. Ainsi, dans les karsts à pitons du Guizhou et du Guangxi (Guilin), il existe souvent une juxtaposition de bassins-versants semi-karstiques (voire imperméables) et de zones totalement karstiques, d'où la multiplication de grottes-tunnels provenant de la traversée souterraine des reliefs résiduels par des rivières de surface. Lorsque ce type de relief est initié, l'évolution postérieure dépend beaucoup du temps et de la compétition entre la surrection et le creusement des dépressions jusqu'au niveau de base. Lorsque les formes négatives atteignent le niveau de base régional, la corrosion latérale se développe, donnant des dépressions et des poljés à fond plat souvent ennoyés en saison des pluies. Cette corrosion latérale contribue à transformer les cônes en pitons et en tours, avec une évolution par écroulement à partir de la décompression des parois. Les karsts de montagne de Chine centrale montrent donc un type d'évolution moins avancé que les karsts à tours du Guangxi. Cela tient en grande partie à la surrection importante et au plissement des séries sédimentaires depuis le milieu du Tertiaire. Mais avec le temps, on pourrait aboutir au même type de relief.

Mots-clés : karst tropical, géomorphologie, niveau de base, altération, tectonique, fluvio-karst, crypto-karst,  calcaire, flysch, Chine centrale, Guizhou, Guangxi.



INTRODUCTION

La genèse des karsts tropicaux de Chine du Sud et de Chine centrale est d'une grande complexité en raison de la multiplicité des exemples d'évolution. Dans ce chapitre, nous envisagerons surtout l'évolution des karsts montagnards de Chine centrale à partir des exemples du Hubei occidental (comtés de Wufeng et de Hefeng).

I. LA PROBLEMATIQUE DE LA GEOMORPHOLOGIE

En raison de la complexité de la genèse des karsts tropicaux, il est nécessaire de faire quelques rappels et une mise une point rapide sur la problématique de la géomorphologie. Cette dernière est une science complexe car elle se situe au carrefour de nombreuses disciplines puisqu'elle a pour but de retracer l'histoire des reliefs : but ambitieux conduisant à un voyage dans le temps. Les recherches en géomorphologie ont beaucoup évolué depuis 1960. Aujourd'hui, la tendance est de ne pas chercher à privilégier un seul facteur au dépens des autres pour expliquer la morphogenèse, mais au contraire à tenter de comprendre la part réelle des uns et des autres (SALOMON et MAIRE éd., 1992).
- Le paradigme climatique développé largement dans les années 50 et 60 a été critiqué à juste raison à condition de ne pas le remplacer aujourd'hui par un autre qui rejetterait les autres facteurs. Rappelons que les guerres d'écoles sont bien connues dans l'histoire des sciences ; en gros, certains scientifiques cherchent à se faire un nom en détruisant ce qu'on écrit leurs prédécesseurs ; il s'agit d'une attitude contestable, mais qui peut avoir le mérite de faire avancer le débat. La géomorphologie karstique et la karstologie, qui prennent en compte les recherches spéléologiques, semblent sorties de cette ornière en intégrant aujourd'hui, dans la mesure du possible, l'ensemble des paramètres : tectonique, volcanisme, litho-stratigraphie, climat, sols, végétation... La variation d'un ou plusieurs paramètres peut conduire à des morphogenèses différentes. Aussi les combinaisons sont-elles très variées, d'où la complexité des études géomorphologiques. A cela s'ajoute une composante fondamentale : le temps ! Voilà pourquoi, notamment dans l'étude des karsts, il est difficile et périlleux de généraliser à partir d'un ou deux exemples tant les cas de figures sont nombreux dans la nature.
L'une des solutions qui permettent de prendre en compte à la fois les données spatio-temporelles et la quantification des paramètres de l'évolution est d'utiliser des indicateurs fiables. De nouvelles directions sont prises actuellement dans l'étude des indicateurs et des enregistreurs de l'évolution de l'environnement, par exemple en domaine tropical (MAIRE, POMEL et SALOMON, éd., 1994). Dans cette étude, la part prise par les dépôts corrélatifs, en particulier les altérations, les spéléothèmes et les remplissages, correspond à des concepts anciens (ex : indicateur, enregistreur, piège), mais à une démarche nouvelle de la discipline. Cette prise de conscience oblige à confronter sans cesse les différentes recherches et à ne pas se limiter à des terrains trop restreints, l'idéal étant bien-sûr des études détaillées et globales sur un maximum de régions.
Prenons un exemple : le modèle du karst conique formé à partir du décapage d'une couverture imperméable est vérifié sur le terrain près de Wufeng. Certes, cela est remarquable, mais il ne faut pas forcément le généraliser à priori à tous les karsts coniques et à pitons de Chine. Il faut étudier à chaque fois les conditions locales, les héritages et les facteurs qui ont pu intervenir, d'une manière plus ou moins intense ou faible, à une période donnée. En l'état actuel des recherches, le modèle fonctionnel à partir du décapage d'une couverture peut aboutir à des modèles mixtes ou plus complexes dans la mesure ou d'autres facteurs ont joué autrement et dans un laps de temps différent.
- Les grandes lois de la morphogenèse sont contrôlées par un des deux grands principes de la thermodynamique, à savoir la dissipation de l'énergie. Dans le karst, la gravité joue un rôle essentiel et les vecteurs de l'érosion sont essentiellement l'eau et les transits directs de matériaux par gravité pure (écroulement, chutes de pierres) ou assistée (glissement, solifluxion). Les facteurs endogènes brutaux comme le volcanisme et les séismes sont des cas à part qui peuvent jouer un rôle considérable à un moment donné.
En karstologie, il faut retenir l'énergie chimique (dissolution de la roche), l'énergie cinétique (vitesse) et l'énergie mécanique des eaux (QUINIF, 1993). L'énergie cinétique et mécanique est contrôlée par la tectonique (la surrection) qui crée un relief, donc un potentiel hydraulique. L'énergie chimique est contrôlée qualitativement par la présence de gaz carbonique dissous dans l'eau et quantitativement par la masse d'eau, l'un pouvant compenser l'autre. Par exemple, les karsts les plus évolutifs réunissent un fort potentiel hydraulique, un couvert végétal et pédologique continu (qui donne un supplément de gaz carbonique) et de fortes précipitations. Ces conditions sont réalisées dans les montagnes équatoriales humides. Il ressort donc que les paramètres bio-climatiques et tectoniques sont intimement liés.
Par conséquent, vouloir rejeter les facteurs bio-climatiques et pédologiques ex-abrupto, parce qu'ils ont été trop privilégiés ou mal compris il y a plusieurs décennies, n'est pas un argument scientifique. L'explication catégorielle est plutôt l'expression d'une étude monodisciplinaire alors qu'il est nécessaire, au contraire, de développer les études interdisciplinaires qui prennent en compte le maximum de paramètres et de résultats. Dans la réalité, la procédure n'est pas simple et tout scientifique est amener à privilégier tet ou tel facteur du seul fait de son expérience personnelle et de sa formation. D'où la nécessité de travailler à plusieurs, avec des expériences différentes et complémentaires.

II. LE RÔLE DE LA TECTONIQUE, DU DÉCAPAGE DES COUVERTURES ET DES CONDITIONS ÉDAPHIQUES

A. Rôle des phases tectoniques et des aplanissements karstiques
Parmi les facteurs tectoniques, la surrection joue un rôle de premier plan dans la morphogenèse, qu'elle soit karstique ou non karstique. Toute la géomorphologie est fondée sur la compétition entre le soulèvement et l'érosion des reliefs. Pour qu'il y ait création de reliefs et de montagnes, il faut que la surrection et le plissement soient plus rapide que l'érosion globale. Or, on sait que les phases tectoniques ne sont pas régulières et qu'elle sont séparées par des phases de quiéscence parfois suffisamment longue pour que le relief soit complètement arasé par l'érosion et l'altération. Ces longues phases aboutissent à des surfaces d'aplanissement, dites aussis surfaces d'érosion. En terrain carbonaté, on peut parler de surface d'aplanissement karstique. L'élaboration d'une surface d'aplanissement par altération chimique nécessite une longue évolution et la proximité d'un niveau de base. Or en zone tropicale, du fait d'une prépondérance de l'érosion chimique auréolaire (altération en auréoles) sur l'érosion linéaire (érosion fluviatile), il n'existe pas de niveau de base unique. C'est dire la difficulté des reconstructions basées sur les simples niveaux.
La surrection peut se manifester de deux façons : soit par un plissement des terrains qui s'accompagne d'un soulèvement (phénomène de compression), soit d'une épirogenèse, c'est-à-dire d'une surrection d'ensemble des reliefs qui peuvent être préalablement plissés. Les karsts de Chine centrale et du Sud appartiennent à d'anciennes plates-formes carbonatées du Primaire et du début du Secondaire (Trias) qui ont été émergées à la fin du Trias et au début du Jurassique. Elles ont subi depuis 200 millions d'années une évolution à l'air libre à la suite de plusieurs phases tectoniques au Jurassique, au Crétacé, au Tertiaire et au Quaternaire, séparées par de longues périodes d'érosion, d'altération et de karstification pouvant aboutir à l'arasement complet des reliefs (stade de pénéplaine karstique). Ces stades de pénéplaines ont dû se réaliser partiellement ou totalement au cours du Jurassique et du Crétacé entre les phases tectoniques dites de Yanshan I (Jurassique), II (Crétacé) et III (Eocène). La dernière phase est en cours suite au plissement de Yanshan III et à la surrection himalayenne qui se poursuit encore de nos jours.

B. Le rôle du fluvio-karst
Dans le chapitre 8, nous avons étudié le modèle de formation du karst conique à partir de l'érosion d'une couverture de flysch imperméable du Silurien. Cette explication n'est pas qu'une simple hypothèse, puisque les différents stades d'évolution sont présents sur le terrain à quelques kilomètres les uns des autres. Il semble que ce modèle puisse être appliqué à plusieurs karsts coniques de Chine centrale. Pour les karsts coniques associant des cônes-pitons et des poljés évolués, le stade d'évolution est nettement plus avancé. La présence éventuelle d'une ancienne couverture, qui aurait initié le fluvio-karst, doit être recherchée dans les altérites des dépressions, les profils et dans les remplissages souterrains.
Le stade fluvio-karstique est très fréquent dans les karsts tropicaux de Chine et il a été souligné par de nombreux auteurs. Ainsi, dans les karsts à pitons du Guizhou et du Guangxi (Guilin), le rôle des rivières de surface est important. Il existe souvent une juxtaposition de bassins-versants semi-karstiques (voire imperméables) et de zones totalement karstiques, d'où la multiplication de grottes-tunnels provenant de la traversée souterraine des reliefs résiduels par des rivières de surface.
Lorsque ce type relief est initié, l'évolution postérieure dépend beaucoup du temps et de la compétition entre la surrection et le creusement des dépressions jusqu'au niveau de base. Lorsque les formes négatives atteignent le niveau de base régional, la corrosion latérale se développe, donnant des dépressions et des poljés à fond plat, souvent ennoyés en saison des pluies. Cette corrosion latérale contribue à transformer les cônes en pitons et en tours, avec une évolution par écroulement à partir de la décompression des parois.
C. La genèse des bassins rouges (cf. Gebihe 89, p. 170-174)
D. Le rôle des conditions Édaphiques et des changements climatiques  (cf. chap. 10)
- Les profils d'altération et le crypto-karst (fig. 1) :  Sur le karst de Changleping, au niveau d'un replat inter-cône (alt. 1 250 m) situé entre le Puits E / Puits W et le canyon de Chaibuxi (Zisuling), une poche de 4 à 5 m permet d'établir les principaux jalons de la stratigraphie du système fluvio-karstique régional et du développement de la pédogenèse sur le long terme. A la base, on distingue une cavité recoupée avec des brèches, puis des altérites rutilantes sont coiffées par un premier paléosol de type ferrallitique et par des grès silicifiés. Une terrasse fluviatile fossilise les altérites de base. Elle est perchée de plus de 250 m au-dessus du canyon et comme elle recoupe des cavités antérieures au soulèvement régional majeur, il est probable qu'elle est au moins miocène. Dans ce cas, les altérites seraient peut-être éocènes et les silicifications oligocènes. Un deuxième paléosol brun-rouge, développé sur la terrasse, est fossilisé par 1,50 m à 2 m de limons jaunes à ocres et par le sol actuel. Comme on le verra dans le chapitre 10, ce type de profil d'altération suggère une longue phase d'altération et d'évolution crypto-karstique, sous couverture d'altérites au cours du Tertiaire, avant que la surrection néogène produise l'érosion des grands profils.
- Au Tertiaire et au Quaternaire, les conditions édaphiques (sols et végétations) ont évolué en fonction des changements climatiques. Cependant, les données paléoclimatiques sur la Chine centrale au Tertiaire sont fragmentaires.
1) Au Tertiaire inférieur, le climat était tropical humide dans le sud de la Chine centrale et dans l'ensemble de la Chine du Sud-Ouest, avec une forêt ombrophile (situation de biostasie, altération forte), et la saison d'hiver n'existait pas réellement. Il faut rappeler que la zone de l'Himalaya et du Tibet était alors à basse altitude et l'air chaud et humide circulait facilement. Les conditions édaphiques étaient donc favorables à la genèse des sols ferrallitiques et ferrugineux : ces conditions ont prévalu largement à l'Eocène avec les dépôts rouges classiques.
2) A partir de l'Oligocène et surtout au Tertiaire supérieur (Néogène), l'orogenèse himalayenne a bouleversé le régime de circulation des masses d'air en Asie du Sud-Est en raison de la formation de la barrière montagneuse himalayenne. La mousson humide d'été a toujours influencé largement les domaines karstiques du sud et du centre, mais des ceintures végétales plus marquées ont accompagné l'élévation générale du relief. En gros, le régime climatique était celui d'aujourd'hui, mais en plus chaud.
3) Au début du Quaternaire, le refroidissement général du climat est bien enregistré dans les dépôts souterrains, à l'image de la grande coupe des Varves Rouges de Dadong qui montre, comme on l'a vu dans le chapitre 6, un importante phase de déstabilisation de la couverture végétale et pédologique. Les sols rouges tertiaires, formés en conditions plus chaudes et plus humides, sont érodés et soutirés dans le karst souterrain. Le gel et la neige apparaissent sur les montagnes du Hubei et du Hunan vers 29° de latitude nord. Des carbonates cryogéniques typiques sont sédimentés dans les varves de Dadong. Depuis ce premier grand refroidissement, les cycles climatiques pléistocènes se sont succédés jusqu'à aujourd'hui. Notons que les secteurs étudiés du Hubei et du Hunan se situe dans la limite sud des dépôts de loess quaternaire.
4) Le problème des traces de glaciations quaternaires en Chine centrale et orientale au sud du Yangtse n'est toujours pas résolu. Les indices décrits par LEE (1934) dans les montagnes de Lushan ne sont pas vérifiés ailleurs. Toutefois, signalons que les montagnes du Hubei occidental, à l'ouest de Wufeng, présentent des phénomènes périglaciaires accentués comme ces moraines de névé (imitant un glacier rocheux par ses arcs successifs) situés au pied du massif synclinal de Baiyiping vers 1 500 m à la latitude 30°N (cf. Gebihe 89, p. 183). Ces moraines de névé, dont le front le plus en aval mesure plus de 50 m de haut, semblent avoir fonctionné avec un noyau de glace et il pourrait s'agir d'un réel petit glacier rocheux hérité de la dernière période froide. Aujourd'hui, pendant l'hiver, les températures négatives sont fréquentes (formation de “pipkrakes” dans les sols) et la neige tombe. Avec le refroidissement du dernier glaciaire (stade isotopique 2), il est donc probable que ces montagnes aient été occupées par des névés permanents et que le gel ait joué un rôle important à toute altitude pendant la saison froide. Les remplissages de poljés montrent d'ailleurs des fentes de gel fossilisés dans les limons marrons vers 1 200 m (ex : poljé de Datangmi, Hefeng, cf. chap. 10).

III. ÉVOLUTION DES KARSTS SUBTROPICAUX MONTAGNARDS DU HUBEI

Il existe une grande variété de paysages karstiques dans le domaine tropical et subtropical de Chine, en gros au sud du fleuve Yangtse. Bien sûr on est surtout frappé par les paysages du Guangxi avec ses reliefs résiduels en pitons et ses rizières, mais il y a aussi toute la panoplie des karsts de moyenne montagne du Guizhou, du Hubei et du Hunan dans lesquels les morphologies, souvent coniques, sont largement dépendantes de la structure plissée et du soulèvement. Enfin, il y a les karsts de haute montagne, au-dessus de 2 000 - 2 500 m, surtout situés au Sichuan (Daban Shan, 3 053 m), mais aussi au Yunnan au contact des reliefs himalayens (karsts vers 4 000 m et plus dans la zone des trois rivières)
Ces paysages variés s'expliquent par une variation géographique de l'intensité des différents paramètres : surrection, climat, végétation, sols, altération, couvertures imperméables, longueur de l'évolution, etc. Une fois encore, on observe l'immense complexité des interactions entre les phénomènes naturels. Des paysages et des cavités peuvent se ressembler, certes, mais tous sont différents. C'est ce qui fait le caractère passionnant des études géomorphologiques et de l'exploration spéléologique.
Deux zones du Hubei occidental méritent d'être étudiés : la zone anticlinale de Changleping (Wufeng) et la zone de Yanziping (Hefeng).
A. LA ZONE ANTICLINALE DE CHANGLEPING (WUFENG) (fig. 2)
- Interprétation cartographique : Une carte géomorphologique détaillée a été établie à partir du fond topographique au 1/50 000 et à partir des observations de terrain. Elle représente toute la moitié nord de la zone anticlinale de Changleping et intègre, d'ouest en est : Wufeng, le canyon aveugle de Dadong, le secteur du Puits E / puits W, le poljé de Changleping et le grand canyon de Chaibuxi. L'interprétation synthétique a permis d'établir une carte plus simple (fig. 2) qui met en évidence, et de façon remarquable, un système de paléo-drainage recoupé par des canyons récents. Or cet ancien système, de type fluvio-karstique, ne se remarque pas de façon globale quand on parcourt le terrain à pied. Comme il se doit en géomorphologie, il est indispensable de considérer les reliefs à différentes échelles, du microscope à la photographie aérienne et à l'image satellitaire en passant par le terrain. Il est également réconfortant de montrer une fois de plus l'intérêt primordial de la cartographie, l'outil le plus classique en géographie, et toujours un des plus performants.
Compte tenu de l'érosion progressive de la couverture des flyschs siluriens vers le nord et vers le sud (axe anticlinal E-W) (chap. 8), on observe une gradation dans les types de formes fluvio-karstiques et karstiques en partant du nord (contact avec les flyschs) pour aller au centre de l'anticlinal (poljé de Changleping). On distingue ainsi :
1) un système de vallons en V dans les flyschs siluriens entre 1 100-1 200 m et 1 800 m ;
2) la vallée aveugle à écoulement temporaire de Changpuxi, orientée E-W au contact des flyschs, qui se termine en cul de sac par la double perte du Puits E / Puits W vers 1 080 m ;
3) un système central d'anciennes vallées sèches complètement désorganisées par des chapelets de larges et profondes dépressions (dolines, ouvalas) vers 1 000 - 1 100 m ;
4) enfin, le remarquable poljé de vallée de Changleping long de plus de 12 km dont le fond se situe vers 860 m.
Cette morphologie est recoupée ou encadrée au SW par le canyon aveugle de la Songjiahe qui se termine sur la perte temporaire géante de Dadong, et au N et à l'E par le grand canyon de Chaibuxi.
- Estimation du soulèvement himalayen : L'interprétation générale de cette morphologie a déja été abordée dans le chapitre 8 où l'on a montré la formation d'un karst conique à partir du décapage de la couverture de flyschs. Le fluvio-karst fossile situé au centre de l'anticlinal, avec le poljé de vallée de Changleping et le système de vallées défoncées par des dépressions, résulte directement du soulèvement himalayen, du moins la dernière grande phase remontant au Tertiaire supérieur (probablement au Miocène supérieur). Cette surrection est remarquablement illustrée par ces vallées sèches qui débouchent au sommet du canyon de Chaibuxi, soit 300 à 500 m au-dessus du fond de la vallée.
On peut estimer la valeur du soulèvement de la montagne à partir de cette différence d'altitude à condition d'intégrer l'abaissement des seuils de vallée par la karstification depuis plusieurs millions d'années. Il suffit de prendre l'exemple de la paléo-vallée de Changleping, aujourd'hui transformée en poljé, dont le fond est vers 850 m et le seuil aval au niveau du col vers 930 m. Comme le fond du canyon de Chaibuxi se situe à 300 m, on peut estimer la surrection minimum à  S = 930 m - 300 m = 630 m. Il s'agit d'une valeur minimum qui donne un ordre de grandeur intéressant, sachant que la profondeur maximum du canyon est de 900 m environ dans sa partie aval.
- Rétrospective  de l'évolution du paysage depuis le Miocène : Suite à l'érosion de la couche imperméable des flyschs siluriens au cours du Tertiaire, on voit d'abord se former au centre un karst ressemblant à celui qui existe aujourd'hui au nord de la zone, près de Tiankengcao et la vallée de Changpuxi. Ce karst miocène, juste avant la dernière grande phase de soulèvement, ressemble à un karst conique, avec des vallées à écoulement temporaire empâtées par des dépôts abondants provenant de l'altération de l'ancienne couverture des flyschs siluriens et des schistes argileux du sommet de l'Ordovicien.
A cette époque, les vallées bordières sont larges et peu profondes. Avec la surrection himalayenne débute le creusement des canyons. Les vallées fluvio-karstiques sont désorganisées peu à peu par le soulèvement de la montagne car l'eau tend à s'écouler en surface sur une distance plus courte pour disparaître rapidement en profondeur. Ce phénomène d'enfoncement vertical de la karstification se traduit par de profondes dépressions disposées en chapelets dans l'axe des anciennes vallées. Il s'agit d'une loi générale de l'évolution karstique que l'on peut simplifier ainsi :
système fluvio-karstique +  soulèvement  =  formation de dépressions
dans l'axe des vallées  +  formation de poljés de vallées
Ce processus est plus complexe dans le détail, mais il a l'avantage d'être vérifié actuellement dans la région. En effet, dans la partie nord, la vallée aveugle de Changpuxi qui se termine à la méga-perte double du Puits E / Puits W), est en réalité une ancienne vallée affluente du canyon de Chaibuxi. Mais au cours du soulèvement plio-quaternaire, les écoulements de la vallée de Changpuxi ont atteint le plancher calcaire, puis ont été capturés par le karst souterrain. C'est ainsi que cette vallée a été deconnectée de la grande vallée de Chaibuxi. Il reste d'ailleurs des éléments de vallée perchée, jalonnés par d'anciennes alluvions fluviatiles, situés entre le Puits E / Puits W et l'actuel canyon amont de Chaibuxi (fig. 2).
- Le poljé de Changleping et le karst central : ce poljé est l'illustration exemplaire d'une ancienne vallée affluente de la vallée principale de Chaibuxi, peu à peu transformée en vallée sèche, puis en poljé allongé et à fond plat à la suite du soulèvement néogène et quaternaire. La formation d'une tel poljé filiforme, actuellement surcreusé de 80 m par rapport au seuil oriental, suppose la colaescence d'un chapelets de dolines et d'ouvalas, aboutissant à un fond colmaté par des alluvions et d'anciennes altérites, et drainé par un petit système hydrographique à écoulement temporaire se dirigeant vers des pertes. A moins qu'il s'agisse d'une ancienne vallée du type de Changpuxi. Au cours du Quaternaire, l'extrémité occidentale du poljé de Changleping a été capturé par une vallée adjacente à écoulement temporaire se perdant au splendide gouffre perte de Xiaoshuidong.
Dans la partie centrale de l'anticlinal (cf. fig. 2), les grandes vallées sèches n'ont pas atteint encore le stade de poljé ; elles sont percées par d'énormes dépressions pouvant atteindre plus de 100 m de profondeur. Ces alignements d'ouvalas et de mégadolines indiquent une très forte karstification en profondeur qui est attestée par la superbe grotte-émergence de Donghe (cf. photo couleur de couverture), dont la partie amont est encore inconnue. C'est dire le travail de prospection qui reste à accomplir sur la partie centrale de la zone de Changleping, entre Changpuxi au nord et Changleping au sud ! On peut d'ailleurs penser que la vallée de Changpuxi, au nord, est une sorte de poljé de Changleping en formation.
- Dans le secteur amont de Tiankengcao (fig. 3), les observations de terrain montrent un système complexe de déformation et de gauchissement d'une surface infra-Miocène supérieur, avec des altitudes décroissantes vers le NW, de 1 270-1 290 m à 1 250-1 200 m. Les reliefs sont développés dans des synclinoriums en position perchée avec des pendages N330° vers 1 280 m. On observe tout un système de cavités noyées au niveau des schistes ordoviciens (site 20, vers 1240-1260 m) et en particulier une très belle cavité étudiée vers 1 270 m (site 19) avec des limons indurés. Cette cavité, recoupée sur le flanc d'un cône dans les calcaire à pendage N10° domine le canyon de près de 300 m, pourrait être antérieure au soulèvement majeur (Miocène supérieur). On observe un autre niveau au contact avec l'Ordovicien calcaire vers 1 280 m (site 22) et de grandes poches qui jalonnent une surface entre 1 240 et 1 260 m. Les canyons sont surimposés et recoupent les axes des grands plis.
Dans ce secteur, il semble donc que le réseau hydrographique se soit d'abord surimposée à partir d'une couverture épaisse d'altérites d'Ordovicien schisteux ; puis il y a eu sucreusement, par processus d'antécédence, au cours de la surrection principale. Le système karstique a donc évolué peu à peu d'un système karstique noyé, avec un épikarst très dévoloppé, à un système karstique dénoyé qui recoupe les paléodrains “phréatiques”. Dans la partie occidentale du poljé de Changleping, on observe des terrasses fluviatiles avec une altération à plinthite (horizon bariolé) qui témoigne d'une évolution fluvio-karstique antérieure à la déconnection du poljé.
B. LA REGION DE HEFENG
Dans la région de Hefeng les reliefs coniques se développent sur les flancs de grands anticlinaux et les canyons évident l'axe d'un anticlinal dans des formations calcaires du Trias terminal à faciès très clastique. Une surface karstique intermédiaire est très marquée sur les flancs du canyon de la Louishuihe qui traverse l'axe des plis à l'amont et rejoint le synclinal de Hefeng au niveau d'un brachysynclinal.
Les preuves des processus de surimposition et d'antécédence sont assez évidentes. En effet, sur les bordures du canyon une surface intermédiaire se développe vers 670-690 m jalonnée par des altérites et des méga-lapiés entre 670 et 680 m et en contrebas d'un karst conique vers 1 200 m (incision à partir d'une ancienne surface recouverte par des dépôts). En outre, les canyons recoupent les structures géologique aussi bien dans le sens perpendiculaire que longitudinal sans se soucier du pendage. Il y a donc eu un phénomène classique d'incision fluviatile à partir d'une surface recouverte par des altérites (surimposition), puis de surcreusement de vallées déjà existantes à la suite du soulèvement progressif de la montagne (antécédence). Mais le phénomène initial de surimposition peut très bien être provoqué par le soulèvement. Ces deux processus sont également la règle du creusement dans la zone anticlinale de Changleping (Wufeng, cf. supra).
Dans le secteur de la grande grotte-tunnel de Donghe, on observe une surface d'altération supérieure jalonnée par des crypto-lapiés et des poches remplies d'altérites anciennes. Cette dernière recoupe aussi des paléo-cavités renfermant des remplissages et des concrétions hydrothermales antérieures à une phase tectonique. La région suggère donc une évolution complexe depuis l'ère secondaire (mais cette période est très mal connue en raison de l'érosion des reliefs), avec une évolution très altérante dans la première moitié du Tertiaire, puis une incision du réseau hydrographique à la fin du Tertiaire et au Quaternaire due au soulèvement himalayen. Ce schéma a valeur d'exemple pour l'ensemble des karsts du Hubei occidental.

CONCLUSION

Les principaux éléments qui ressortent de l'étude des karsts montagnards du Hubei sont les suivants :
- une évolution actuelle sous climat contrasté (été chaud et humide, hiver froid sec) et en situation de rhexistasie accentuée par la déforestation anthropique (érosion des sols) ;
- une influence importante des couvertures imperméables dans le façonnement du karst conique (stade fluvio-karstique) ;
- une surrection importante depuis le Miocène qui s'est accompagnée par le surcreusement des vallées (canyons) et la désorganisation de l'ancienne surface karstique et fluvio-karstique infra-miocène (chapelets de dépressions, cavités recoupées) ;
- la formation des gouffres-pertes au cours du Plio-Quaternaire, évolution toujours en cours, comme l'illustrent les superbes pertes de montagne de Datiankeng (vallée aveugle au nord de hefeng), de Xiaoshuidong (vallée aveugle recoupant l'extrémité ouest du poljé de Changleping) ou encore le Puits E / Puits W (vallée aveugle de Changpuxi) ;
- des gouffres fossiles perchés comme celui de Tiankengcao, au-dessus du Puits E / Puits W, qui représente une ancienne perte aujourd'hui asséchée par l'enfoncement des vallons ;
- des grottes-tunnels semi-actives de grandes dimensions, comme Dadong (Wufeng) avec ses remplissages varvés énormes ou Donghe (Hefeng) recoupant le relief par un canyon souterrain spectaculaire.
- enfin des stades d'évolution karstique très variés, en particulier sur la zone de Changleping, avec des vallées sèches défoncées, des vallées aveugles et le remarquable poljé de vallée de Changleping.
De nombreux cas d'évolution sont donc présents sur les karsts de Wufeng et de Hefeng, et leur étude ne fait que commencer.


Karstologia Mémoires N° 6 Année 1995 DONGHE 92 - ISBN : 2-7417-0162-8


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