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Ma plus belle première...le gouffre de Baiyudong

lundi 01 mars 2004 @ 07:27:31

Sujet : Guizhou 2003

Eric Sanson raconte l'exploration du puits Christinette la plus grande verticale absolue 424 m explorée au cours de l'expédition nationale Guizhou 2003...



Ma plus belle première.

Expédition nationale FFS Guizhou 2003
L'expédition touche à  sa fin, il ne reste plus que trois jours de spéléo avant de plier bagages. Nous sommes déjà  comblés par les excellents résultats de cette aventure, nous avons découvert le plus grand réseau de Chine avec 54 km de développement, et totalisé environ 50 km de nouvelles topographies. Notre camp de base est actuellement dans le bâtiment de la nouvelle centrale électrique qui turbine l'eau de la mythique rivière souterraine Gesohe, 1600 m3/s en crue. Cette rivière, qui devait être la partie difficile de l'expédition, s'est finalement offerte à  nous avec plus de facilité que prévu en raison de son étiage prononcé entièrement capté pour la nouvelle centrale, seul un «piscouli» d'un peu plus d'un mètre cube par seconde s'en échappait à  la résurgence.
Nous voici donc ces derniers jours sur la voie du désoeuvrement, la zone à  explorer s'épuise, les cavités intéressantes sont de plus en plus loin, les hommes et les véhicules souffrent des trajets qui s'allongent sur les chemins creux.
Ce matin, l'heure est grave. Il ne reste qu'un pick-up en état de rouler et il n'est disponible qu'en début d'après-midi. Après consultation de la carte, nous décidons d'aller prospecter au pied du Badashan, le plus haut sommet du plateau de Baoji (2558 m), il y a là  bas un village nommé Heibai à  deux heures de route chaotique.
L'heure tardive et le long trajet ne nous laissera que peu de temps pour prospecter, nous ne prenons que l'indispensable : le matos topo, et un bout de corde au cas où. Le pickup chargé de sa quinzaine de passagers commence sa longue montée dans la brume en direction du plateau.Nous arrivons à  Heibai (ce qui signifie Noir et Blanc), le temps s'est dégagé et un vieil homme est là . Sorti d'un autre temps, il porte une peau de bête et quelques outils pour travailler aux champs. Notre arrivée crée l'évènement dans ce village qui voit des Européens pour la première fois, Zhang et Tian, nos collaborateurs, nous indiquent que les habitants connaissent une grotte et deux gouffres importants, nous formons donc trois équipes mais nous ne sommes que deux à  choisir d'aller au gouffre le plus éloigné car tout le monde n'a pas pris son équipement pour les verticales.
Sans comprendre le chinois, la conversation avec notre guide est limitée, mais lorsqu'il nous fait un signe de la main pour indiquer l'emplacement du gouffre il n'y a pas d'ambiguïté : « tu vois les crêtes là -bas, ben c'est derrière ! ». Nous arrivons enfin au sommet de la crête après 270 m de dénivelé. Devant nous, une grosse doline boisée, notre guide est visiblement très content que nous soyons là  pour explorer ce gouffre appelé Baiyudong, Gouffre de la Pluie Blanche. L'entrée ne paye pas de mine, mais elle cache probablement un puits et nous commençons à  regretter de n'avoir pris que 45 m de cordes, il va falloir économiser. Nico commence à  descendre dans la doline : « ça barre tout de suite, il va falloir mettre une corde». L'équipement d'une traversée en escalade au-dessus du puits est vite réglé par un équipement savoyard, plus loin un arbre idéalement placé servira de premier amarrage. Resté avec le guide au sommet de la doline, j'entends des pierres exploser avec fracas et résonance, la purge du puits est suivie par le chant du tamponnoir, c'est le premier fractio. Tout allait pour le mieux quand soudain une volée de jurons remonte du puits « putain, le marteau». Le bel outil à  fait une fugue en emportant avec lui bloqueur et pédale au moment de l'installation du deuxième fractio (-20), et comble de malheur, c'est le seul marteau Petzl de l'expédition, celui que Richard avait absolument voulu prendre dans nos excédents de bagages pour ne pas galèrer avec les marteaux chinois. Je rejoins Nico pour lui filer bloqueur et pédale, le passage descendeur-bloqueur sans poignée ni pédale n'est pas décrit dans le manuel, c'est pas facile la spéléo
Nico est complètement dégoûté, mais de toute façon nous n'avions pas assez de corde pour descendre au fond de ce puits estimé à  100 m, il faudra revenir. Pendant ce temps, les autres ont descendu un puits sur une trentaine de mètres avec cinq passages de noeuds, et exploré une grotte recélant une grande salle de 300 m de long pour 100 m de large, l'après-midi aura été riche de découvertes !
Le lendemain, nous revenons à  trois dans Baiyudong avec 160 m de corde supplémentaire, Robert nous accompagne et cette fois nous ne devrions pas être à  court de matériel. Nico me propose d'équiper le puits, c'est à  mon tour car son baudrier maison minimaliste ultra léger spécial Margeriaz en double ceinture de sangle n'est pas très confortable pour l'équipement des grands puits, je pars donc lourdement chargé d'un sherpa avec cordes et perfo.
Le début du puits est une goulotte, je parviens tant bien que mal à  penduler pour placer l'équipement sur le coté en dehors de la trajectoire des pierres qui peuvent partir de la doline. La roche est d'une clarté remarquable, la lumière pénètre sans difficulté jusqu'en bas, l'ouverture du gouffre est beaucoup plus grande que supposée au départ, et le fond du puits est éclairé comme en plein jour. Quelques fractios plus tard je me retrouve sur ce que l'on croyait être le fond du puits (-95 m). Ce que je vois est hallucinant, le fond est en fait un maigre palier ébouleux formant un pont entre deux puits gigantesques, le puits de gauche est un tube ovale de 15 à  20 m de diamètre, la paroi est striée de grandes cannelures verticales qui se perdent vers le bas dans une brume grise irréelle. Le profil en dos d'âne du pont ébouleux ne permet pas de s'approcher suffisamment pour voir le fond du puits qui semble sans fin, je jette une grosse pierre et je compte mentalement. Neuf secondes plus tard, une faible rumeur remonte du bas. Combien de mètres ? Je ne sais pas, c'est la première fois que j'ai à  estimer la profondeur d'un tel puits, je perds mes repères. Une fois de plus, je pressens qu'il ne faut pas gaspiller de nouilles, l'équipement se poursuit dans le puits de droite qui est moins exposé aux chutes de pierres, il rejoint le puits principal cinquante mètres plus bas, au niveau d'un palier ébouleux (-143 m). Nico me rejoins rapidement sur le palier, on nettoie le passage en envoyant des gros blocs, les cailloux mettent encore sept secondes avant le premier impact, c'est l'euphorie. Le bord du palier ébouleux permet d'atteindre une vire étroite et déversante dans la paroi du tube principal du puits, c'est la première fois que l'on peut voir le puits dans son ensemble, 150 m vers le haut, et une impression de profondeur indéfinie vers le bas.
Il faut absolument économiser la corde pour descendre le plus bas possible, le fractio de la vire est équipé directement sans main courante, ce qui nous oblige à  faire quelques acrobaties à  deux sur la corde qui ne sera plus accessible du palier. La suite se poursuit avec notre dernière corde de 60 m en huit millimètre, deux fractios plus loin Nico me donne le Disto-Laser et je descends jusqu'au noeud terminal (195 m). Le fond est encore très loin, il semble ne jamais se rapprocher, il apparaà®t gris-bleu à  travers un voile de brume, le point Laser du disto se perd dans les profondeurs du puits, mais en trichant je parviens à  lui faire mesurer une distance de 78 m sur une paroi, le puits fait très certainement plus de 300 m. Nous remontons en corrigeant l'équipement pour qu'il soit un peu moins « de pointe ».Cette fois nous sommes conscients d'être tombé sur un monstre, les discussions vont bon train, il ne nous reste normalement qu'un seul jour d'explo avant la fin de l'expédition car nous devons garder plusieurs jours pour présenter les résultats aux autorités de Panxian, ces délais rajoutent un peu de pression supplémentaire.
Le surlendemain, nous repartons à  trois accompagné de Jean-Francois avec 300 m de cordes supplémentaires. C'est un marathon nous reprenons la suite de l'équipement, la descente est parfaitement verticale, les fractios sont posés tous les vingt à  cinquante mètres pour le confort en fonction des opportunités. De beaux départs sont visibles mais ce n'est pas pour aujourd'hui, il faut d'abord manger le pain blanc. Mes jambes sont envahies de « fourmis », je profite des trop courts passages de fractio pour me soulager du baudrier, j'entends Nico et Robert qui poursuivent la topo au-dessus.
Certaines longueurs sont équipées en cordelette de 7 mm, ce diamètre paraà®t bien fin dans le vertige de ce puits immense, qu'adviendrait il si ce minuscule goujon lâchait brutalement, un beau vol sans doute, on se rassure en se disant que la corde devrait encaisser le choc sans rupture. Pour le moment j'ai plus peur d'une panne de batterie ou d'un manque de corde que d'un mauvais amarrage dans cette belle paroi, j'économise donc les goujons en ne doublant pas les fractios. Je continu à  descendre, quelques petites pierres vombrissent au ras des oreilles, si l'on progresse prudemment le puits est relativement sain, mais il ne faudrait pas y emmener trop de monde à  la fois.
Une fois de plus j'arrive à  un niveau que je pensais être le fond, en fait il s'agit d'un rétrécissement de la section du puits, le plancher est incliné à  70° mais permet de rejoindre une petite niche confortable (-315 m) où l'on peut enfin poser les pieds, devant moi le puits continu de plus belle ! Nous nous regroupons le temps que je récupère le reste de la corde, et c'est reparti pour la suite. Il commence à  faire plus sombre, une petit coup de phare perce les ténèbres : le puits, les départs, tout est énorme. La descente se fait plein vide, puis un palier ridicule au bout d'une goulotte précède un nouvel élargissement (-373 m), le puits apparaît maintenant bien noir, un coup de phare montre un fond bien plat, c'est sans doute la fin, les grands puits sont toujours colmaté au fond, c'est bien connu. J'équipe ce puits avec notre dernière corde de 100 m pour ne pas faire de passage de noeud, mais une fois de plus je me suis fait berner car si le fond est bien plat, le gouffre continu par un autre puits, il faut re-équiper avec un passage de noeud.
Le plancher fait environ six mètres par dix, il est éclairé par un halo bizarre, je lève la tête, incroyable, on voit le jour ! Le report topo montrera que nous sommes à  424 m, au bas du puits d'entrée.
Depuis la veille je savais que ce puits allait être parmi les plus grandes verticales de Chine, mais aussi que sa verticalité exceptionnelle allait le classer parmi les plus grandes verticales absolues du monde, c'est à  dire les puits dans lesquels une longueur d'un seul jet est équipable sans que la corde touche les parois. J'ai eu la chance de descendre il y a trois ans, les deux plus grandes verticales absolues du monde au Mexique, Sotano del Barro (-410 m) et Sotano de las Golondrinas (-376 m), je retrouve cette impression d'être perdu dans l'immensité d'un gouffre pendant la descente de ce puits en première, c'est une impression étrange ou l'on voit les parois du puits défiler devant soi sans que le fond du puits paraisse se rapprocher.
Je suis rejoints par Nico et Robert, le marteau de Richard est enfin retrouvé ! L'explo continue, les jets de pierres indiquent que le gouffre veut encore nous faire plaisir, un puits de 20 m précède un autre puits de 40 m, un fort courant d'air de 5 à  10 m3/s se fait sentir malgré les dimensions du puits, mais le matériel s'épuise et je m'arrête de nouveau en bout de corde à  -470, il manque cinq mètres pour pouvoir finir le puits en désescalade, je distingue nettement le puits suivant qui s'évase en redevenant gigantesque, un jet de pierre indique une profondeur d'environ 80 m, mais rien à  faire, je ne peux pas atteindre la lèvre de ce puits dont la profondeur est mesurée à  486 m.
Il ne nous reste quasiment plus rien : deux goujons, trois sangles, quelques mousquifs, plus aucune corde, l'accu fait maison pour le perfo Hitachi donne des signes de faiblesse après avoir planté plus de vingt goujons, bref, nous devons une fois encore faire demi-tour avec un arrêt en bout de corde dans ce gouffre. De toute façon cela fait 4H30 que nous sommes sous terre et nous devons songer à  la remontée pour ne pas arriver trop en retard à  la voiture qui doit nous ramener au camp.
Notre ami Robert, anxieux à  l'idée de «jumarder» toutes ces cordes, remonte en premier. 58 ans, il en profite également pour découvrir les joies du bloqueur de pied, un puits suffira pour en maîtriser l'usage !
Pendant la remontée Nico m'annonce les côtes des différents points caractéristiques du puits, je suis étonné d'être à  de si grandes profondeurs, mais elles seront confirmées par l'enregistrement de ma montre altimètre. Il me dit aussi qu'il a mesuré la pente de la tache lumineuse visible du fond du puits, elle est située entre les graduations 89° et 90°, cela veut dire que la verticale arrive jusqu'en bas du puits. C'est pour moi une surprise encore plus grande ! Durant la descente mon attention s'était portée entièrement sur la progression vers le bas du puits, et je m'étais persuadé que le plein vide avait été perdu quelque part entre 315 m et 373 m, ce puits m'avait une fois de plus induit en erreur, je ne m'était décalé que d'une dizaine de mètres sans pour autant quitter la zone de verticalité.
De retour au camps, nous sommes attendus par les copains : « Alors, combien ? » ; auquel nous répondons par un malicieux « Devine ? ». Ce n'est pas tous les jours que l'on annonce le plus grand puits de Chine et la plus grande verticale absolue du monde ! Les spéléos ont généralement un réflexe de rejet pour tout ce qui est recordite, compétition et exploit sportif, mais tout de même les trois records de l'expédition nous font bien plaisir, d'autant que ce plaisir est partagé par les habitants qui voient en nous un moteur pour le développement économique et touristique de leur région.
Ce gouffre nous gâte, pour la troisième fois nous avons été arrêtés en bout de corde sur un manque de matériel.Le quatrième jour doit être consacré au déséquipement, des journalistes nous ont précédés à  l'entrée du gouffre et une cinquantaine de personnes vont défiler toute la journée dans ce coin perdu. Cent cinquante mètres de corde seront quand même emmenées au fond pour poursuivre l'exploration, le gouffre est descendu jusqu'à  560 m, le fond ne recèle aucune suite évidente, mais de très gros départs sont à  voir et le courant d'air est prometteur, Zhang, fin connaisseur de la région, estime le potentiel à  1100 m, de quoi nous faire réver. Ainsi ma plus belle première est une première qui n'est pas finie, c'est un rêve qui se poursuit dans l'attente d'être à  nouveau sur place, et d'en trouver de plus belles encore...

[Eric Sanson]

Le puits de 424 m porte le nom de « Puits Christinette » en hommage à  Christine Le Roch décédé tragiquement le 6 décembre 2002 à  l'age de 36 ans.
Participants à  l'expédition nationale FFS Guizhou 2003 :
Jean-Pierre Barbary, Jean Bottazzi, Nicolas Faure, Richard Maire, Laurent Mangel, Sylvain Matricon, Jean-Luc Moudoud, Jean-François Pernette, Robert Peyron, Carlos Placido, Marc Pouilly, Yves Prunier, Eric Sanson , Nathalie Vanara.



Ceci est le texte original publié dans la revue SPELEO...


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