Donghe 92 Sommaire

Introduction
Répartition et contexte géographique des karsts du Hubei et du Hunan

ZHANG Shouyue, Richard MAIRE

Résumé - Abstract - Zusammenfassung - : Les régions étudiées dans les provinces du Hunan et du Hubei sont situées entre 29 et 31° de latitude nord. Ce sont des karsts subtropicaux de montagne, à cônes, se développant entre 200 et 2 000 m d'altitude. Les cavités sont représentées par des grottes-tunnels et des gouffres-pertes qui allient la grande dimension des galeries, des puits et des marmites et la présence de rivières souterraines cascadantes. Ces karsts se développent dans une structure plissée appartenant à la paraplateforme du Yangtse, unité géotectonique majeure qui couvre la presque la totalité du bassin-versant du Yangtse. La série carbonatée, épaisse de plusieurs milliers de mètres, va du Précambrien supérieur (Sinien) au Trias moyen. Les terrains tertiaires sont représentés par des conglomérats et des couches rouges localisés dans des bassins intramontagnards. L'ensemble du Protérozoïque supérieur et du Paléozoïque inférieur a été plissé à la fin du Paléozoïque inférieur (plissement calédonien supérieur). Au Paléozoïque supérieur (Dévonien, Carbonifère), la majeure partie de la paraplate-forme du Yangtse est émergée et connaît l'orogenèse hercynienne. Le cycle orogénique de Yanshan, subdivisé en trois phases (Jurassique, Crétacé, Eocène), est capital car il est responsable de la structure plissée actuelle et de l'ensemble de la karstification des karsts de Chine centrale et méridionale. Au cours du Cénozoïque (Oligo-Miocène et Plio-Quaternaire), l'orogenèse himalayenne se traduit par une surrection généralisée qui explique le creusement des vallées et l'étagement des réseaux. Aujourd'hui, ces régions sont soumises à un climat subtropical humide à saisons contrastées en raison du régime de mousson et de la situation continentale. Les précipitations annuelles sont de l'ordre de 1 500 à 1 800 mm. L'été est chaud et humide et l'hiver est froid et relativement sec.

Mots-clés : karst, cavité, géographie, géologie, orogenèse, climat, Chine centrale, Hubei, Hunan. 



Introduction

Les régions étudiées sont situées dans les provinces du Hunan et du Hubei, en Chine centrale, entre 29 et 31° de latitude nord. Ce sont des karsts subtropicaux de montagne typiques, se développant entre 200 m et 2 000 m d'altitude, dans des chaînes plissées. La morphologie générale est différente des karsts tropicaux classiques de Chine du Sud à tourelles et plaines karstiques du Guangxi et à champs de pitons et dépressions du Guizhou (fenglin). Les karsts du nord Hunan et du sud Hubei sont surtout des karsts à cônes (qiufeng-ouvala) se développant sur le flanc des plis. Les cavités sont représentées par des grottes-tunnels (actives, semi-actives ou sèches) et des gouffres-pertes qui allient la grande dimension des galeries, des puits et des marmites et la présence de rivières souterraines cascadantes, d'où la pratique d'une spéléologie originale, parfois technique, que l'on peut qualifier de subtropicale alpine.- ^ -

I. Contexte géologique

Les karsts de montagne du Nord Hunan et du Sud Hubei se développent dans une structure plissée appartenant à une unité géotectonique majeure, la paraplate-forme du Yangtse, qui couvre la presque totalité du bassin-versant du fleuve Yangtse (ou Changjiang). Le socle est recouvert par des terrains sédimentaires épais commençant par les molasses, tillites et dolomies du Sinien (Protérozoïque supérieur) visibles dans les Trois Gorges du Yangtse. La série carbonatée, de plusieurs milliers de mètres de puissance, va du Sinien au Trias moyen. La couverture primaire et secondaire est constituée principalement par des dolomies et calcaires marins (faciès de bassin et de plate-forme) et des basaltes continentaux. Les brèches intraformationnelles rencontrées dans la série calcaire du Trias inférieur suggèrent deux hypothèses : soit des brèches de failles, soit des brèches d'effondrement engendrées par la dissolution de niveaux de gypse. Les terrains tertiaires sont représentés par des conglomérats et des couches rouges localisées dans des bassins intramontagnards comme celui de Laifeng situé à l'ouest de Hefeng. D'après les récentes études sur les "couches rouges" tertiaires de Chine, des corrélations peuvent être faites grâce à l'étude des fossiles (vertébrés) et microfossiles (pollens, spores) (YANG Zunyi, 1986).- ^ -
A. Lithostratigraphie des zones étudiées
- A Wufeng (fig. 2), les séries de roches carbonatées sont puissantes de 2 000 m et vont du Cambrien au Trias. La plupart des réseaux souterrains explorés (Dadong, Longdong, Tiankengcao, Donghe 1) se développent dans les calcaires et dolomies du Cambrien et de l'Ordovicien (anticlinal de Changleping). Les flyschs du Silurien, épais de plus de 1 000 m, ont été décapés sur les anticlinaux, permettant le développement d'un karst conique remarquable parcouru par des vallées sèches désorganisées et des poljés allongés comme celui de Changleping (chap. 8).
- A Hefeng (fig. 3), les séries carbonatées, épaisses de 1 500 à plus de 2 000 m, vont du Permien au Trias et affectent le synclinal de Hefeng où la plupart des cavités ont été explorées (secteur de Taiping, Datiankeng, secteur de Yanziping avec Zhaidong, Donghe 2). Comme à Wufeng, le Silurien est constitué par une série de flysch puissante de 1 700 à 2 000 m, mais il n'intéresse pas les zones karstiques étudiées.
- A Xianfeng (fig. 4), les affleurements vont des remplissages rouges et conglomérats du Crétacé -Eocène de bassins aux terrains schisteux et calcaires du Cambrien inférieur. Les séries carbonatées, de plus de 3 000 m de puissance, sont surtout représentées par les calcaires et dolomies du Cambrien moyen et supérieur (> 1 500 m), les calcaires du Permien inférieur (300 à 500 m) et les calcaires et dolomies du Trias moyen et supérieur (> 1 000 m). Les cavités explorées se situent dans ces divers étages. Le Silurien, en position intermédiaire, est toujours formé par une épaisse série schisteuse (1 100 à 2 000 m).
- A Sangzhi, dans le nord du Hunan (fig. 5), la série carbonatée est puissante de 1 500 à plus de 2 000 m ; elle va du Permien inférieur (calcaires et calcaires à cherts) au Trias inférieur (calcaires en petits bancs) et moyen (dolomies et calcaires). Les cavités explorées au SW de Sangzhi se situent dans les calcaires du Trias inférieur.- ^ -
B. Les principales phases orogéniques
Les phases orogéniques anciennes, du Précambrien supérieur et du Paléozoïque, sont peu visibles dans les karsts de Chine. Les terrains du Protérozoïque supérieur (Sinien) et du Paléozoïque inférieur (Cambrien, Ordovicien) ont été plissés à la fin de l'Ordovicien : c'est le plissement calédonien supérieur (Gulangien). Des indices de karstification (poches), datant probablement de l'orogenèse calédonienne, ont été découverts dans les calcaires du Cambrien supérieur (grotte-gouffre de Tiankengcao, Wufeng / Hubei). Au Paléozoïque supérieur, la majeure partie de la plate-forme du Yangtse est émergée et connaît l'orogenèse hercynienne : phase du Qilianien au début du Dévonien et phase du Tianshanien au Carbonifère. Au Trias supérieur, l'orogenèse indosinienne (Indonésien 1) se traduit au début par la sédimentation de couches rouges dans les fosses bordières. (tab. 1)
Le grand cycle orogénique de Yanshan (Yanshanien), subdivisé en trois phases, est capital car il est responsable du maillage structural, de la structure plissée et de l'ensemble de la karstification des karsts de Chine centrale et méridionale. La première phase de Yanshan se produit à la fin du Jurassique, la seconde au cours du Crétacé et la troisième à l'Eocène ; cette dernière est responsable du dépôt de conglomérats et d'altérites rouges caractéristiques dans les bassins. A la fin du Mésozoïque, la partie orientale de la paraplate-forme du Yangtse a été affectée par un magmatisme à grande échelle (essentiellement des granites, volcanisme rare).
Au cours du Tertiaire, l'orogenèse himalayenne se manifeste par une surrection généralisée (épirogenèse) de la paraplate-forme du Yangtse. La première phase himalayenne a lieu à l'Oligo-Miocène et la seconde au Plio-Quaternaire et correspondraient dans les Alpes aux phases savique et rhodanienne. Cependant, d'après les dernières données géomorphologiques que nous avons récoltées sur les karsts de Wufeng notamment (fluvio-karst perché, creusement des canyons), il semble que la deuxième grande phase tectonique himalayenne débute au Miocène supérieur pour se poursuivre au Plio-Quaternaire (chap. 9).- ^ -
C. Les styles tectoniques et morphostructuraux
Les styles tectoniques (forme des plis) rencontrés dans les régions karstiques montagneuses du Hunan et du Hubei sont assez homogènes ; il font partie d'un même ensemble géologique correspondant à la partie NE plissée de la paraplate-forme du Yangtse au sud des Trois Gorges (fig. 6). Il s'agit d'une série d'anticlinaux et de synclinaux parallèles, orientés NE-SW. Dans les régions de Wufeng, Hefeng et Xianfeng (Hubei), les synclinaux sont longs et relativement étroits (5-10 km), avec un pendage de 40°, voire plus, sur les flancs les plus raides comme sur les bordures du synclinal de Hefeng où des pendages de 60-70° ont été signalés (chap. 2). Ils sont formés par des calcaires du Permien et du Trias comme dans les synclinaux de Yanziping (Hefeng) ou Bayiping (Wufeng). Les anticlinaux sont larges et coffrés, généralement avec des axes assez courts ; ils sont formés par des calcaires paléozoïques, en particulier du Cambrien et de l'Ordovicien comme dans l'anticlinal coffré de Changleping (Wufeng), orienté E-W, large d'une vingtaine de kilomètres. Le bombement de Lichuan, dans le NW du Hubei, atteint 40 km de large et détient le grand système karstique de Tenglongdong. Tous ces plis sont affectés par une intense fracturation croisée, en gros de directions NE et NW. Dans le nord du Hunan (comté de Sangzhi), le style tectonique est similaire, avec des plis orientés NE-SW à ENE-SSW.
Le bilan de l'érosion globale au cours du Tertiaire et du Quaternaire donne un relief qui n'est pas toujours conforme à la structure. On observe ainsi des formes conformes comme le bassin synclinal de Hefeng ou non conformes comme le synclinal perché de Baiyiping (2 320 m) situé juste à l'WNW de Wufeng. La plupart des plis, en particulier les plus larges, sont largement affectés par les reliefs en cônes karstiques dont la taille peut aller de 50-100 m à plus de 300-400 m. Les cônes peuvent être dissymétriques sur les flancs des plis car il s'agit au départ de formes en chevron. On observe aussi des synclinaux qui ne sont pas affectés par un modelé de karst conique : c'est le cas des synclinaux perchés qui se situent dans les zones les plus soulevées (> 1 700 m), d'où un relief de type "préalpin" qui a été affecté par les processus périglaciaires (gélifraction et nivation) au Quaternaire.- ^ -

II. Climat

Ces régions karstiques de Chine centrale au sud du Yangtse (lat. 29-30°N) sont soumises à un climat subtropical humide de montagne, à saisons contrastés, en raison du régime de mousson et de la situation continentale. L'été est très chaud, humide et concentre 70 % des précipitations annuelles si l'on inclut le printemps. L'hiver est froid et relativement sec ; mais il peut exister des hivers pourris comme celui de 1992-93. Des données précises ont pu être obtenues pour les stations de Hefeng et Xianfeng dans le Hubei et de Sangzhi dans le Hunan. Les diagrammes (fig. 7) montrent clairement que le régime climatique est le même pour les diverses régions visitées avec de petites nuances liées sans doute à l'altitude et à l'exposition. Le maximum des températures est toujours en juillet, tandis que le maximum des précipitations est soit en juin, soit en juillet.- ^ -
A. Les températures
Les températures fluctuent selon l'altitude et l'exposition entre 2 et 5°C en janvier et 25 et 28°C en juillet. L'amplitude thermique entre le mois le plus froid et le mois le plus chaud va de 1 à 6 à Hefeng et Sangzhi, de 1 à 9 à Xianfeng et de 1 à 14 à Wufeng (1,7°C en janvier et 24°C en juillet). Cette amplitude thermique est beaucoup plus importante que dans les karsts tropicaux du Guizhou situés plus bas en latitude ; par exemple, à Ziyun, l'amplitude thermique va de 1 à 4 (5,7°C en janvier, 22,7°C en juillet). Dans le nord du Hunan et l'ouest du Hubei, les effets de la continentalité et de la montagne sont donc très marqués comme l'attestent aussi les températures extrêmes relevées : 37°C dans les fonds de vallées en été et - 15°C sur les sommets en hiver.(fig. 7, tab 2)- ^ -
B. Les précipitations
Les précipitations annuelles vont de 1 400 à 1 700 mm en moyenne (1 412 mm à Sangzhi, alt. 250 m ; 1 737 mm à Hefeng, alt. 520 m ; 1 787 mm à Wantan, alt. 1 100 m). Le maximum des précipitations a lieu en juin ou juillet (250 à 300 mm) et le minimum en janvier (23 à 27 mm), soit une amplitude de 1 à 12 environ. Des chutes de neige se produisent régulièrement chaque hiver de novembre à mars au-dessus de 800 m, mais la neige peut descendre certaines années jusqu'à 200-300 m d'altitude. On observe un gradient altitudinal qui fluctue en gros entre 1 400 et 1 800 mm entre 300 et 1 100 m d'altitude. Les secteurs les plus humides pourraient atteindre ou dépasser 2 000 mm/an au-dessus de 1 500 m d'altitude. (fig. 7, tab 3)
Dans le karst tropical du Guizhou, les précipitations sont un peu plus faibles et vont de 1 000 à 1 300 mm en moyenne. Par contre l'amplitude pluviométrique entre le mois le plus humide (juin) et le plus sec (janvier) est plus fort, soit de 1 à 15 par exemple à la station de Ziyun.- ^ -

Conclusion

... Un karst subtropical de montagne héritier d'une longue histoire naturelle et humaine
Les conditions naturelles de cette région montagneuse de Chine centrale sont donc très spécifiques. Du point de vue géologique et géomorphologique, on est en présence d'une plate-forme carbonatée épaisse de plusieurs milliers de mètres, datant du Paléozoïque et du Trias, émergée dès la fin du Trias et le début du Jurassique, fortement plissée au Crétacé et à l'Eocène (orogenèse de Yanshan), puis fortement soulevée au Tertiaire à la suite de la formation de l'Himalaya. La formation des karsts depuis le Primaire est très complexe en raison des multiples phases tectoniques qui se sont succédés (tab. 1). En fait, le karst de Chine centrale tel que nous l'admirons de nos jours est le fruit d'une longue évolution tertiaire et quaternaire, mais qui ne constitue que la dernière grande phase de karstification. Il ne faut pas oublier que des paysages karstiques plus anciens, façonnés au cours du Jurassique et du Crétacé, et sans doute aussi superbes et riches en cavités qu'aujourd'hui, ont complètement disparus à cause du temps et de l'intense phase d'érosion de la fin du Crétacé et de l'Eocène. Seuls quelques témoignages subsistent actuellement dans des paléocavités fossilisées ou sous la forme d'importants dépôts corrélatifs de bassins ou de piémont (conglomérats, grès et argilites rouges).
Du point de vue bio-climatique, ces montagnes de Chine centrale ont le privilège d'être au contact des climats tropicaux et tempérés, d'où un climat subtropical de montagne très particulier caractérisé par des étés très chauds et des hivers rudes. L'effet de la continentalité se manifeste par la descente des masses d'air froides polaires qui ont joué un rôle considérable au cours des cycles climatiques quaternaires, avec notamment une influence nette du gel et de la neige. L'absence de barrière climatique est aussi à l'origine d'un remarquable mélange des végétations alpine, tempérée et tropicale. Les sols et les remplissages des dépressions et des poljés sont également très intéressants à étudier car ils ont enregistré une longue histoire et notamment le rôle de l'homme dans le façonnement des paysages agraires (chap. 10 et 11) depuis des millénaires et plus. Car on constate, et on pouvait s'en douter, que ces karsts de montagne, situés au coeur de la zone de peuplement de la Chine, ont servi de zones refuges, de milieux de vie et de survie, depuis le Paléolithique comme l'attestent déjà certaines fouilles préhistoriques et maintenant l'étude des remplissages souterrains (chap. 6). Par la suite, ils ont été au coeur des puissantes révoltes paysannes qui ont fait basculer l'empire des Ming.
Cette intime relation entre l'homme, le karst et les grottes est probablement l'aspect le plus attachant des karsts de Chine compte tenu de l'ampleur continental des paysages et de l'importance des populations qui y vivent. C'est un exemple qui a désormais valeur de référence pour les études d'environnement et qui constituera pour nous un aiguillon dans le développement des futures recherches de spéléologie et de géographie karstique en Chine.- ^ -


Karstologia Mémoires N° 6 Année 1995 DONGHE 92 - ISBN : 2-7417-0162-8