Grottes et karsts de Chine... Sur les traces de Xu Xiake

Gebihe 89 Sommaire

Chapitre 12 : ÉVOLUTION DE LA MATIÈRE ORGANIQUE COMME INDICATEUR D'ÉROSION

Claude Mourret

Résumé - Abstract - Zusammenfassung -L'état d'évolution diagénétique de la matière organique constituant les charbons impurs en bancs minces, situés à la base des karsts des carbonates du Trias, a été mesuré en laboratoire, notamment par mesure de la réflectance optique de la vitrinite. Une modélisation parallèle de cette évolution (méthode de WAPLES), calibrée sur les mesures de laboratoire, montre qu'il faut pour expliquer les valeurs rencontrées une sédimentation au Trias cumulant les plus fortes valeurs régionales ou tout au moins des épaisseurs supérieures à la moyenne. Une sédimentation post-triasique, probablement ante-Malm, est relativement probable. Les modèles géomorphologiques admis pour la région restent compatibles avec ces conclusions.

Mots-clés : histoire géologique, enfouissement, matière organique, diagenèse, charbon, vitrinite, géomorphologie, karst, Chine, Guizhou, Permien



INTRODUCTION

Le degré d'évolution géomorphologique des régions karstiques a souvent été discuté sur la base principale de l'âge des séries géologiques visibles à l'affleurement, sans que les horizons presque ou complètement érodés aient été réellement pris en compte. Les dépôts terrigènes piégés dans les dépressions karstiques, lorsqu'ils existent, prouvent l'existence d'une sédimentation postérieure au dépôt des carbonates.  L'état d'altération souvent avancé de ces dépôts est lié à la fois à l'érosion des particules et à une évolution minérale pédogénétique ou de subsurface : évolution des types d'argile, dissolutions minérales, cimentation siliceuse et/ou carbonatée, dissolution des ciments...
 Ces transformations diagénétiques produisent le plus souvent la disparition des fossiles (microorganismes, pollens),  empêchant ainsi toute datation. Aussi ces dépôts ont-ils été jusqu'à une date récente assez peu interprétés comme indicateurs de séries autrefois beaucoup plus épaisses. Sauf exception, l'épaisseur des séries érodées n'est pas reconstructible géométriquement, parce que ces dernières ne subsistent nulle part dans leur entière épaisseur (surtout en région karstique) et aussi à cause des changements latéraux de faciès et des variations d'épaisseur qui peuvent exister. Pourtant l'âge de mise à l'air libre des séries carbonatées est un facteur clé pour une meilleure interprétation de la formation et de l'évolution des formes karstiques.
 Une approche nouvelle en géomorphologie (mais pas dans l'industrie pétrolière), consiste à quantifier l'érosion des séries grâce à des indicateurs sédimentaires de paléoenfouissement. L'un d'eux est le degré d'évolution de la structure moléculaire de la matière organique sédimentaire. Cette note se propose d'en montrer une application à la Chine du Sud après quelques rappels sur la matière organique. On testera ainsi si l'épaisseur du Jurassique admise dans les modèles géomorphologiques est compatible avec les données de la diagenèse.

I. LA MATIÈRE ORGANIQUE SÉDIMENTAIRE ET SON ÉVOLUTION DIAGÉNÉTIQUE

La matière organique est un constituant commun des roches sédimentaires, mais elle est le plus souvent diluée parmi la matière minérale. Elle est produite par la vie, à des taux qui dépendent à la fois du type de vie (animale ou végétale) et des conditions locales de productivités : conditions climatiques, abondance de l'eau et de la nourriture, acidité, potentiel rédox, etc... Le dépôt des matières organiques représente la somme des déchets de la vie (mues animales, écorces d'arbres, feuilles) et surtout des corps morts (arbres, planctons, etc...).
 La teneur en matière organique d'une roche donnée reflète la compétition pendant la sédimentation entre la production due à la vie et les taux d'apports sédimentaires : sables silicatés, silts, argiles, carbonates, évaporites. Cependant la vie est elle-même liée à la nature des apports et à l'énergie du milieu de dépôt. La matière organique est en général plus abondante dans les argiles que dans les grès qui sédimentent plus rapidement. Dans les calcaires dont l'origine est presque toujours liée à la vie, la matière organique provient à la fois du benthos et du plancton. Elle s'exprime en grande quantité dans les tapis algaires côtiers.
 Certaines périodes géologiques sont très favorables au dépôt de niveaux riches en matière organique. Par exemple, dans les deltas, le charbon se forme lorsque les lobes deltaïques qui progradent dans l'eau (mer ou lac) arrivent à l'émersion, si le climat est favorable.
 Dans la mer, la matière organique se dépose avec moins de dilution lors des périodes d'apports terrigènes faibles ou nuls ; celles-ci correspondent aux périodes de transgression marquées. Un enfouissement rapide et un environnement réducteur sont des conditions nécessaires à la préservation de la matière organique après son dépôt ; sinon, elle est vite dégradée chimiquement et biologiquement. Une fois enfouie, cette matière organique subit une évolution diagénétique de plus en plus poussée, proportionelle au temps géologique passé à une profondeur donnée, et exponentielle par rapport au carré de la température qui y règne. La profondeur atteinte dépend de façon antagoniste du taux de déposition des couches plus jeunes (subsidence) et des soulèvements tectoniques (épirogenèse simple, compression, blocs basculés en distension...). Ainsi, un niveau donné suit une courbe profondeur-temps qui reflète l'histoire géologique locale. La température est liée à la profondeur atteinte et au gradient géothermique (normal ou plus élévé).
 L'évolution diagénétique de la matière organique dépend étroitement de la variation dans le temps des couples de valeurs profondeur-température. Elle est mesurée par un indice physique : Ro, le pouvoir reflecteur optique de la vitrinite (un composant de la matière organique) ou par un indice thermique obtenu expérimentalement par simulation en laboratoire de l'évolution de matière organique étudiée (méthode "rock-eval", indice appelé "T max"). L'évolution diagénétique mesurée peut être comparée par calculs à un indice théorique qui prend en compte les trois facteurs : temps, profondeur, température (TTI : time thermal index). Ceci  nécessite de construire le graphe de la variation de profondeur de l'horizon géologique étudié en fonction du temps et d'ajuster sur ce graphe une évolution temporelle des isothermes, ce qui est fait pour cette application (WAPLES, 1980, AAPG Bull, 64, 6, 916-926 ; SWEENEY et BURNHAM, 1980, AAPG Bull, 74, 10, 1559-1570 ).

 Auparavant, il faut rappeler que l'évolution diagénétique de la matière organique se traduit par un crackage des molécules longues en molécules plus courtes d'hydrocarbures liquides, puis encore plus courtes d'hydrocarbures gazeux, pour aboutir à la génération de CO2. Ces crackages répondent à des lois physico-chimiques que l'on sait quantifier et dépendent du type de matière organique (végétale, marine,...). Les produits fluides engendrés sont mobiles. La simulation au "rock eval" permet de quantifier la teneur en carbone organique de l'échantillon (TOC), celle en hydrocarbures libres (S1), et celle en hydrocarbures potentiels (S2). La température expérimentale de crackage de ces derniers est le "T max". La matière rémanente évolue peu à peu vers la structure du graphite, avec réarrangement progressif des molécules carbonées et augmentation du pouvoir optique de la vitrinite.

II. APPLICATION AU COMTÉ DE ZHIJIN (GUIZHOU)

A. ACQUISITION DES DONNÉES

Dans le Permien supérieur, intervalle terrigène séparant des carbonates karstifiés, 4 échantillons de charbon ont été prélevés le long de la nouvelle route de Zhijin à Guanzhai et 5 autres sur la route de Zhijin à Santang dans des mines en activité pour éviter au maximum une altération de surface (chap. 1).
 Tous ces charbons sont très impurs. La teneur en matières organiques (TOC) est en général de 22 à 28 % (valeur maxi 41%). Leur état de diagenèse est particulièrement avancé avec des "T max" très groupés entre 590 et 594°C. Il n'y a plus aucun hydrocarbure mobile (S1 = 0) et très peu d'hydrocarbure potentiel (0,9 à 5,8 kg par tonne de carbone TOC).
 Les mesures de réflectance de vitrinite montrent des valeurs comparables pour les deux coupes de Guanzhai et de Santang et une même évolution verticale. Les variations suivent celles du "T max". Des mesures de réflectance de l'inertinite (un autre composant des charbons) ont été indiquées dans le tableau, pour mémoire ; elles montrent une évolution verticale semblable à celle de la vitrinite, mais sont ici en général beaucoup moins fiables. Les deux types de réflectance ne sont pas directement liées quantitativement par une relation simple.

B. MISE EN OEUVRE DE LA MÉTHODE

Reconstruire la courbe profondeur-temps du Permien supérieur de Zhijin n'est pas chose aisée puisque les données disponibles sont très imprécises : épaisseur du Trias connue de façon approximative, Trias supérieur érodé dans le secteur,  pas de dépôts connus pour les périodes entre le Trias et les placages terrigènes du Tertiaire, imprécision sur l'âge et l'intensité des phases tectoniques, imprécision sur les périodes d'augmentation du gradient géothermique.
 Cependant, nous pouvons fixer des conditions minimales d'enfouissement et de gradient géothermique et voir ce qu'elles impliquent, comme il va être exposé ci-après. Au préalable, il est utile de préciser les hypothèses choisies en fonction des données géologiques disponibles. Ces hypothèses restent discutables, mais pourront être affinées dans le futur et nous paraissent être le meilleur choix actuellement possible.

- phase tectonique 1 de Yanshan (Jurassique supérieur, - 146 millions d'années) ;

  • - phase tectonique 2 de Yanshan (limite Crétacé inférieur et supérieur : - 100 Ma) ;
  • - phase tectonique 3 de Yanshan (Eocène inférieur, - 64 Ma) ;
  • - surrection liée aux contrecoups himalayens : supposée continue en l'absence de données, provoquant 600 à 800 m d'érosion estimée sur place par la géomorphologie (chap. 11) ;
  • - maximum du gradient géothermique lors de la phase 1 de Yanshan et décroissance jusque 100 Ma ;
  • - température de surface : 20 °C.

 Différentes courbes temps-profondeur (une par hypothèse) ont été tracées. Décrivons d'abord leur partie descendante (enfouissement) (fig. 114 b) :

1. Epaisseurs minimales du Trias, prenant en compte le Trias supérieur qui existe ailleurs dans le Guizhou et supposant un taux de sédimentation identique jusqu'à la fin du Trias.
2 et 3. Idem, avec taux de sédimentation identique jusqu'à la fin du Dogger.
4 et 5. Sédimentation jusqu'à la fin du Trias à un taux moyen (ordonnée à la fin du Trias = courbe 11 - courbe 1/2 ).
6 et 7. Idem, plus sédimentation jusqu'à la fin du Dogger à un taux moyen qui est la moitié de celui pris pour les courbes 2 et 3.
8 et 9. Idem, jusqu'à la fin du Trias, plus sédimentation jusqu'à la fin du Dogger, avec taux arbitraire.
10 et 11. Sédimentation maximale jusqu'à la fin du Trias, puis arrêt de sédimentation. Il reste bien entendu possible d'ajouter l'hypothèse d'une sédimentation jusqu'à la fin du Dogger.
 Les parties plates ou remontantes des courbes (respectivement, constance de l'enfouissement ou érosion) ont été construites en variant les hypothèses, donc en envisageant le cas de différentes successions d'intensité des phases tectoniques. Il a été considéré que ces phases sont devenues de plus en plus importantes avec  le temps. C'est certainement là l'un des points les plus faibles des hypothèses faites, mais il ne nous a pas été possible de le préciser. Si l'on était amené à démontrer, plus tard, que la phase 1 de Yanshan a provoqué une plus grande érosion, alors le modèle serait a réinterpréter avec de plus faibles épaisseurs de sédiments avant cette phase du Jurassique supérieur.
 La partie des courbes avec le plus d'importance pour le calcul reste de loin leur partie basse (enfouissement maximal) correspondant aux fortes températures. Les variations dans les faibles tranches de profondeur ont peu d'effet sur le résultat final.
 Pour chacune des courbes, nous avons calculé le TTI en utilisant les coefficients thermiques de WAPLES (1982, Organic geochemistry for Exploration Geologists, Boston, International Human Resource Development Corporation, 151 p.).
 Le TTI qui doit être atteint pour expliquer la réflectance de vitrinite observée (2,7 %) au sommet des charbons est de 4 000 selon la méthode de WAPLES (1980) et de 20 000 selon celle de SWEENEY et BURNHAM (1980), 40 000 dans le pire des cas selon cette seconde méthode. Augmenter le gradient géothermique augmente le TTI ; augmenter le temps passé à une profondeur donnée le fait aussi.

C. RESULTATS

Avec un gradient normal (30°C/km), aucune des courbes 1 à 11 n'explique le TTI. Il faut donc soit une sédimentation au Jurassique à ajouter à la courbe 11, soit augmenter le gradient, afin que le TTI soit atteint. Il est préférable d'augmenter le gradient, dans la mesure où la courbe 11 traduit déjà des taux élevés de sédimentation.
 Avec un gradient double de la normale en permanence, le TTI de 4000 est atteint entre les courbes 6 et 7, qui ne diffèrent qu'au niveau de l'érosion et admettent une sédimentation moyenne au Trias et au Jurassique jusqu'à la fin du Dogger. Un TTI de 20 000 est atteint un peu au-dessous de la courbe 9 et 40 000 au niveau de la courbe 10.
 Toutefois, il est probable qu'il n'y a pas eu constamment un gradient double de la normale. Une croissance jusqu'à la phase 1 de Yanshan (période à laquelle le gradient est double par hypothèse) suivie d'une décroissance jusqu'à 100 Ma est plus probable. Dans ce cas, la courbe 9 explique un TTI de 4000 et 20 000 est atteint très près au-dessous de la courbe 11. Si le gradient temporaire a été triple de la normale, un TTI de 4000 est atteint un peu au-dessous de la courbe 4, 20 000 un peu au-dessous de la courbe 5 et 40 000 très près de la courbe 6.
 Ainsi, on constate qu'une sédimentation d'épaisseur (de taux) moyenne au Trias suffit à expliquer la diagenèse observée de la matière organique dans l'hypothèse d'un gradient atteignant une pointe de trois fois la normale lors de la phase Yanshan 1 du Jurassique supérieur. Cependant, comme la zone étudiée était à l'époque une plate-forme continentale et qu'il n'y a guère d'activité ignée dans la région, une pointe de gradient égale à deux fois la normale est plus probable. Dans ce cas, une sédimentation supérieure à la moyenne régionale au Trias suffit à expliquer la diagenèse observée, avec un enfouissement minimal de 2300 m environ ( TTI = 4 000 ). Une sédimentation maximale de 3250 m expliquerait le TTI de 20 000. Une sédimentation au Jurassique n'est donc pas absolument nécessaire pour expliquer les résultats, si l'on admet l'hypothèse 11 de sédimentation maximale au Trias. Toutefois, on ne peut l'exclure et elle pourrait s'être perpétuée jusqu'à la première phase de Yanshan.
 Un gradient normal  constant nous parait peu probable et ce cas ne sera pas retenu. Il impliquerait une assez importante sédimentation post-Trias, presque autant de sédiments que ceux déposés selon la courbe 11 qui montre un TTI de 246 seulement.

III. CONCLUSION

Dans l'interprétation actuelle qui est le reflet de l'état des connaissances, on peut conclure à l'applicabilité globale des modèles géomorphologiques qui font démarrer la karstogenèse à la fin du Jurassique. Toutefois, cette applicabilité peut souffrir de petites sédimentations (100 à 300 m) au Tertiaire qui n'affecteraient pas le modèle de maturation de manière notable, mais qui ont pu provoquer des phases de fossilisation de l'endokarst avec réouverture postérieure.
Un affinage du modèle avec des données plus précises reste néanmoins souhaitable. Vieillir les phases de l'érosion reviendrait ainsi à augmenter sensiblement les taux de sédimentation dans les époques antérieures.

Remerciements : Les analyses "rock-eval" et les mesures de réflectance ont été réalisées au laboratoire de géochimie de TOTAL Compagnie Française des Pétroles, grâce à l'aimable coopération de Mr Jean-Louis DUDIN, chef de service, et de Mrs François JAFFUEL et Jean COUSINAT. Nous leur exprimons ici nos plus sincères remerciements.


Karstologia Mémoires N° 4 Année 1991 GEBIHE 89 - ISSN : 0751-7628